À quoi ressemble notre dictionnaire mental ?

Un adulte possède un vocabulaire mental de 50 000 à 100 000 mots, auquel nous avons accès en une fraction de seconde dans la parole et la lecture courante. Comment s’organisent ces mots dans la mémoire ? Comment y a-t-on accès ? Voilà ce que voudraient découvrir les études sur le lexique mental, un domaine de recherche très fertile.

À quoi le mot « amour » vous fait-il penser ? À une personne en particulier ? À une cascade d’émotions et de souvenirs épars ? À un petit ange boudiné en train de percer un cœur avec une flèche ? Ou peut-être à un fleuve d’Asie ? Et les mots « mondialisation », « salade de pâtes », « araignée » ?
En psycholinguistique, on appelle lexique mental cet ensemble de mots et de représentations mentales qui leur sont associées. Les psychologues se posent la question de savoir sous quelle forme apparaissent les mots dans notre esprit : des images, des sons, des émotions ? Comment ces mots sont-ils organisés entre eux ? Par quel chemin y accède-t-on et où les mobilise-t-on lorsque l’on parle, écoute, ou lit ?
Tout d’abord, quelle est l’étendue de notre lexique mental ? Immense. C’est une erreur de croire que certaines personnes auraient un lexique mental limité au motif qu’elles ne parlent au quotidien qu’avec quelques centaines de mots. Ce jeune de banlieue n’utilise qu’un vocabulaire limité (« trop mortel, ce truc ! »), il n’empêche qu’il peut comprendre une foule de mots qu’il n’utilise jamais : dromadaire, tauromachie, César, tendresse, somptueux, vieillot, jupette, etc. Le nombre de mots que l’on comprend est nettement supérieur au nombre de ceux que l’on utilise. Des calculs ont montré qu’un adulte maîtrise en moyenne un vocabulaire de 40 000 mots de base auxquels s’ajoutent les dérivés (boire, boit, bu, buvait, boira…) (1). En tout, l’on estime que le vocabulaire adulte comprend plus de 100 000 mots. Le rythme d’acquisition durant l’enfance est impressionnant : dix mots nouveaux par jour durant vingt ans à partir de l’âge de 2 ans (2) !

La technique de l’amorçage

Cherchant à comprendre comment s’organise le lexique mental, les psychologues ont recours à plusieurs méthodes. L’une des plus courantes est la technique de l’amorçage. On sensibilise une personne en lui présentant un mot : par exemple « hôpital ». C’est l’amorce. Puis on lui montre une série d’autres mots (« métropolitain », « chapeau », « tendre », « tsunami »…) en lui demandant d’appuyer sur un bouton dès qu’il a identifié chacun d’eux. On a découvert ainsi que certains mots sont détectés plus rapidement lorsqu’ils sont précédés par une amorce relevant du même domaine sémantique. Par exemple, on reconnaît plus vite le mot « infirmière » placé après « hôpital » que placé après « sardine ».
Ces expériences ont conduit à penser que dans le lexique mental, les mots sont plus proches par leur sens que par leur son. Par exemple la séquence « huile-vinaigre » se reconnaît plus facilement que la séquence « huile-tuile », alors que ces derniers mots sont pourtant plus ressemblants. Plus exactement, les chercheurs ont démontré que l’accès au lexique s’effectuait par deux voies parallèles : un accès sémantique (par le sens) et un accès phonologique (par le son). Le sens aurait tout de même priorité sur le son (3).
On aimerait pouvoir, par cette méthode, organiser le champ du lexique en grandes zones selon leur proximité sémantique. On pourrait supposer que les mots ayant un sens voisin (petit, minuscule, bas…) soient associés étroitement entre eux dans le lexique mental. Or, de nombreuses expériences montrent au contraire que les couples d’opposition (petit/grand, noir/blanc, jour/nuit…) sont beaucoup plus proches, c’est-à-dire qu’ils renvoient plus facilement l’un à l’autre dans les exercices d’amorçage (4).
Autre phénomène mis au jour par les psychologues : un mot se propage au mot voisin selon d’autres critères que la proximité sémantique, l’affect. Des expériences d’amorçage montrent que le mot « soleil » est plus facilement amorcé par « amour » que par « rond » ou « jaune » ou « lumière », mots dont il est sémantiquement plus proche. Il existerait donc, selon Ludovic Ferrand et ses collaborateurs, des liaisons affectives spécifiques, différentes des liaisons sémantiques (5).