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Né à Berlin en 1935, Heinz Wismann a appris l’italien pendant la guerre, à l’âge de 8 ans, puis le grec et le latin au lycée. Une découverte précoce des langues, auxquelles il va consacrer une grande partie de ses travaux. À Berlin-Ouest, où il étudie dans les années 1950, il fait la rencontre du philosophe et philologue français Jean Bollack : c’est un coup de foudre intellectuel. Pour le suivre, Heinz Wismann continue ses études à l’université de Lille, avant d’atterrir à Paris. À partir de 1962, il devient lecteur de philosophie allemande à la Sorbonne, puis assistant de philosophie, chargé de cours, directeur de l’Institut protestant de recherches interdisciplinaires de Heidelberg et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Pendant vingt ans, le philologue a aussi dirigé la collection « Passages » aux éditions du Cerf, où son objectif a été de combler le trou béant creusé par les guerres en termes d’éditions en français d’œuvres philosophiques en allemand. « Quand on discutait en séminaire à l’EHESS, les Français disaient trop souvent : ‘‘On n’a pas ce livre’’ », se souvient-il.
Heinz Wismann est aussi un citoyen engagé dans la vie de la cité : en écrivant à destination du grand public l’essai Penser entre les langues (Albin Michel, 2012), qui a reçu le Prix européen de l’essai décerné par la fondation suisse Charles-Veillon, mais aussi en occupant des fonctions au plus près du politique. Il participe aux travaux de la Cellule de prospective créée à la Commission européenne en 1989 pour réfléchir à l’avenir de l’Europe. Il est élu membre de l’Académie d’agriculture de France en 1998, ou encore nommé conseiller auprès du ministère de l’Éducation nationale pour l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité (2002-2004).
Par sa trajectoire, Heinz Wismann est un esprit européen. Mais il l’est surtout parce que sa démarche intellectuelle est fidèle à ce qu’il définit comme étant cet « esprit européen » : il ne campe pas sur l’acquis, mais s’appuie au contraire sur le passé pour mieux aller de l’avant. Son dernier livre, Lire entre les lignes (Albin Michel, 2024) explore ce principe de rebond, marqueur selon lui de l’histoire du Vieux Continent.
Qu’est-ce que l’esprit européen, au centre de votre dernier ouvrage ?
L’Europe n’est pas une réalité naturelle, géographique ou ethnique, mais une création historique, un geste guidé par le désir de ne pas rester le même, identique, figé. L’esprit européen reprend des éléments du passé pour le transformer et faire advenir quelque chose qui n’a pas encore existé. Dans cet esprit, les Grecs anciens donnaient à leur fils le nom du grand-père, pour qu’il ait un allié contre le père. Le geste européen, c’est une forme de renaissance perpétuelle, un pas en arrière pour sauter par-dessus le présent et conquérir l’avenir. Au 15e siècle, quand les Italiens s’intéressent à l’héritage des Romains lors de ce qu’on appelle la Renaissance, ce n’est pas pour redevenir Romains. Ils opèrent une reprise sélective de la tradition romaine pour aller au-delà.
L’esprit européen, c’est le contraire absolu du traditionalisme. Par opposition, les régimes répressifs établis en Iran, en Chine et en Russie s’appuient sur l’autorité de la tradition. Et leur connivence actuelle trouve justement son origine dans leur combat contre ce qu’elles dénoncent comme la décadence européenne.
Lors d’un séjour en Chine où j’étais invité à enseigner, j’ai été frappé de voir l’ambassadeur de France s’isoler chaque samedi dans un salon de sa résidence pour s’initier à la calligraphie. Il m’a expliqué que pour être pris au sérieux par les Chinois, d’un point de vue socioculturel, la calligraphie est incontournable. Ce n’est pas concevable en Europe ! Au contraire : les présidents français, depuis Valéry Giscard d’Estaing, ont fait campagne sur le thème du changement.
À quel moment naît cet esprit européen ?
Il s’exprime dès l’Antiquité et on le voit naître à travers l’évolution des kouroï, ces sculptures grecques de jeunes hommes exposées au Louvre : les premiers sont tous identiques, ils ont le sourire figé, sans expression, les bras collés le long du corps jusqu’aux cuisses, sans aucune liberté. Cette représentation prévaut jusqu’au 5e siècle avant notre ère, époque où Socrate prône la philo-sophia, en rupture avec la « sophia », c’est-à-dire les connaissances fondées sur l’autorité de la tradition. La philo-sophia, c’est le rejet de l’idée que tout savoir viendrait du passé. Or, au moment même où Socrate déclare son désir de savoir et suggère que toutes les connaissances ne sont pas encore acquises, les bras des kouroï se décollent de leurs corps, leurs hanches se décalent l’une par rapport à l’autre et leurs expressions commencent à changer : l’idée d’Europe s’incarne dans cet affranchissement d’un héritage immuable…