Le 5 décembre 1998, un jaguar s'échappe de sa cage dans le zoo de Doué-la-Fontaine et attaque une famille de visiteurs, tuant un enfant de cinq ans et blessant son père qui essayait de le défendre 1. Un journaliste questionne un éthologue sur le comportement de l'animal, et tente de lui faire dire, par des questions orientées, que le fauve n'est pas coupable, et que son comportement agressif est plutôt imputable à la sauvagerie de la société qui l'a enfermé et traité de telle manière qu'elle l'a « dénaturé ». Les réponses du scientifique, qui rappelle qu'il s'agit d'un animal dangereux et plutôt agressif, ne satisfont pas l'interviewer.
Le 17 août 1996, au zoo de Brookfield (banlieue de Chicago), un enfant de 3 ans tombe dans la fosse aux gorilles. Une femelle s'approche de l'enfant assommé, le prend dans ses bras, et l'amène à la porte de l'enclos, où on le récupère. Les images de cette scène stupéfiante, filmée par un visiteur, feront le tour du monde. Les émissions de télévision célèbrent l'« humanité » du comportement du grand singe, et s'interrogent sur celle d'une société qui met en cage nos « cousins ». On apprendra ensuite, ce qui passionnera moins les médias, que le gorille en question, né en captivité, avait reçu au zoo des cours de « formation maternelle », et qu'il avait reproduit un comportement qu'on lui avait appris.
Les ménageries, un terrain de recherche négligé
Les zoos constituent un lieu privilégié pour l'étude des rapports entre les êtres humains et les animaux, parce que les premiers y mettent en scène les seconds. Les deux anecdotes qui précèdent montrent que ces relations s'y déploient avec complexité, voire ambiguïté. C'est pourtant un terrain de recherche négligé par les sociologues, les ethnologues et les géographes. Sans doute jugeait-on le thème trop trivial, ou n'en percevait-on pas les enjeux.
L'intérêt des historiens eux-mêmes pour les zoos est récent. Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier (Zoos, 1999) montrent avec brio que leur histoire recouvre celle du rapport des sociétés à leur nature. Jusqu'à la fin du xviiie siècle, les ménageries (comme celles de Versailles ou de Schönbrun) étaient liées au pouvoir. Outre que la possession d'animaux exotiques attestait d'une fortune notable, tant il était dispendieux de se procurer les espèces les plus rares et les plus exotiques (surtout vu leur taux de mortalité en captivité), elle manifestait la toute-puissance du prince, qui se montrait capable de dominer les bêtes les plus grosses, les plus sauvages, les plus dangereuses.
Le projet du zoo change avec la création de la ménagerie du jardin des Plantes, en 1793. Fidèle reflet de l'encyclopédisme et couplée au Muséum, elle constitue une entreprise scientifique : il s'agit de recenser, de classer et d'étudier le règne animal. Le zoo présente alors, en un espace réduit et accessible, le monde tel qu'il est exploré. Il s'agit aussi d'y maîtriser la nature : on cherche à dresser les espèces sauvages, à acclimater les animaux exotiques (c'est la fonction du jardin d'acclimatation du bois de Boulogne, inauguré en 1860). La classification des animaux au zoo (par classes, thèmes ou aires géographiques) relève aussi de cette entreprise de domination.
Ce projet de maîtrise de la nature est parallèle à celui de maîtrise du monde entrepris par la colonisation. Ce sont les explorateurs, les colons et leur administration qui approvisionnent les zoos européens. Les capitales d'empires se dotent toutes de zoos (Paris, Londres, Berlin, etc.), où sont représentés de manière privilégiée les animaux de leurs colonies. C'est un moyen de célébrer la puissance de l'empire, mais aussi de le faire connaître à travers sa représentation en microcosme. Le zoo de Vincennes est d'ailleurs créé à l'occasion, et en face, de l'exposition coloniale de 1931. La présence des animaux et, on y reviendra, des indigènes « sauvages » y atteste de la puissance civilisatrice de la métropole.
Il n'est alors pas question du bien-être de l'animal : on ne se préoccupe guère que de sa survie. Sa mise en scène se réduit à un décor végétal ou architectural sommaire, qui évoque son pays d'origine. La petite taille des cages, la profondeur des fosses, la grosseur des barreaux soulignent la « férocité » des fauves, qui fait frémir.