Des familles investies mais démunies
Conformément aux idéaux officiels, le baccalauréat est devenu, en France, un minimum à atteindre. Cette norme scolaire s’est diffusée jusque dans les familles d’ouvriers (2). Le contenu des aspirations se cristallise alors autour des filières menant au baccalauréat – professionnel, technologique, ou général – et diffère selon l’origine des familles. Ainsi, les parents français d’origine sont deux fois plus nombreux que les parents immigrés à envisager un diplôme professionnel pour leur enfant (CAP, BEP ou entrée en apprentissage). Les immigrés, eux, privilégient les filières générales, exprimant très souvent le désir que leurs enfants poursuivent des études longues ; leurs aspirations scolaires sont souvent plus élevées que celles des Français d’origine de même milieu social. Parfois floues, parfois irréalistes, ces attentes témoignent d’une croyance en l’école et d’un désir de réussite pour les enfants.Il existe toutefois des différences entre les communautés. Si les Portugais acceptent voire valorisent les filières professionnelles, les Maghrébins sont plus attachés aux filières menant à des études supérieures. Ces choix sont liés aux représentations qu’ils se font de l’utilité des diplômes pour accéder au marché du travail, à leur rapport à l’école et à leur situation professionnelle en France. Les Portugais, pères et mères, peu diplômés mais scolarisés, ont de très forts taux d’activité en France comme dans leur pays d’origine. A l’inverse, les mères maghrébines, moins souvent scolarisées et démunies de diplômes pour la plupart, regrettent souvent de ne pas avoir fait d’études et reportent leurs ambitions sur leurs enfants en même temps que les pères maghrébins subissent plus que d’autres l’épreuve du chômage. L’aspiration au baccalauréat et aux études longues témoigne d’une volonté de voir leurs enfants échapper à la condition ouvrière, au chômage et aux travaux pénibles. Ils anticipent les difficultés d’insertion de leurs enfants, dont les taux de chômage sont bien plus importants que ceux de leurs pairs et qui subissent une discrimination certaine.
Les attentes des familles immigrées témoignent donc d’un investissement important. Encore faut-il qu’elles aient les moyens d’accompagner la scolarité de leurs enfants. Beaucoup d’entre elles ne le peuvent pas du fait de leurs difficultés en français et de leur manque de familiarité avec le système scolaire. Elles se sentent souvent dépassées dès l’école primaire, où se joue l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (3). Ces familles sont très captives de l’offre de formation qui leur est faite et confrontées à la ségrégation scolaire et urbaine (4). Au collège, les enfants d’immigrés sont beaucoup plus souvent scolarisés en zep du fait de leur lieu de résidence et de leur manque de moyens pour déjouer la carte scolaire. Dans notre échantillon, 7 % des Français d’origine sont scolarisés en zep, contre 30 % des enfants issus de l’immigration, et, parmi ces derniers, 37 % des jeunes d’origine maghrébine contre 12 % de ceux d’origine portugaise.
Les parents immigrés peuvent donc rencontrer de grandes difficultés mais
ne démissionnent pas pour autant. De fréquents échanges ont lieu dans la famille au sujet de l’avenir scolaire et professionnel. Parfois, leurs efforts sont très importants compte tenu des ressources, en particulier, lorsque les aînés se mobilisent pour aider les plus jeunes dans leurs devoirs ou pour rencontrer les professeurs.
Il n’en reste pas moins qu’à l’école primaire, les enfants issus de l’immigration ont plus de difficultés et redoublent plus souvent que les autres. Leurs résultats en sixième sont, en moyenne, inférieurs à ceux issus de parents français d’origine. Dans la suite des études, on sait que malgré le partage des idéaux scolaires dans toutes les couches de la société française, de grandes inégalités sociales subsistent. Ainsi, sur 100 élèves dont les parents sont cadres supérieurs, 67 parviennent à l’heure en terminale générale (84 si on inclut les redoublants), alors qu’ils sont 16 % et 23 % respectivement parmi les enfants d’ouvriers et d’employés. A l’inverse, seulement 5 % des enfants de cadres sont en enseignement professionnel contre 42 % des enfants d’ouvriers.
Qu’arrive-t-il aux enfants issus de l’immigration ? En réalité, tout comme les enfants d’ouvriers en général, ils se retrouvent fréquemment en filières professionnelles, seul un élève sur quatre accédant à l’enseignement général. Les jeunes d’origine portugaise sont plus nombreux en apprentissage. Ceux d’origine maghrébine parviennent un peu plus souvent que leurs camarades en terminale générale ou technologique. Quitte à redoubler, ils témoignent de persévérance pour éviter la filière professionnelle, la filière technologique étant perçue comme un tremplin vers les études supérieures.
Une persévérance scolaire soutenue
Les ambitions des familles immigrées se traduisent donc par une persévérance scolaire soutenue ; elles réajustent moins facilement leurs ambitions en fonction des performances scolaires de leurs enfants que les Français d’origine. Cette persévérance et les investissements qui en découlent contribuent à expliquer les réussites des enfants issus de l’immigration dans le secondaire et jusqu’au baccalauréat.
Ces aspirations parentales se retrouvent chez les enfants. Les jeunes, interrogés en 2002, ont pour la plupart (plus de 80 %) exprimé l’intention de poursuivre des études dans le supérieur. Ce désir est très fréquent non seulement chez les lycéens de l’enseignement général, mais également dans les lycées professionnels. Ils sont 75 % contre 55 % des Français d’origine de même milieu social à émettre de tels vœux. La majorité d’entre eux vise un niveau bac + 2, le BTS ou le DUT étant les plus valorisés.
Malgré cela, beaucoup d’enfants d’immigrés sont orientés vers des filières puis des métiers auxquels ils n’aspirent pas. Ces orientations par défaut vers les filières professionnelles sont vécues comme une contrainte, en particulier chez les Maghrébins où beaucoup les vivent comme une injustice, alors que les jeunes d’origine portugaise, soit parce qu’ils ont choisi la filière professionnelle, soit parce qu’ils ne la rejettent pas, sont plus enclins à accepter leur orientation.
Pour ceux qui obtiennent le baccalauréat, les difficultés s’amplifient à l’université. La plupart entament des études supérieures mais une bonne partie abandonne en cours de route, avant l’obtention d’un diplôme. Quant aux diplômés du supérieur, ils sont encore trop nombreux à rencontrer des difficultés à leur arrivée sur le marché du travail, où la discrimination à leur égard est encore trop élevée (5). Les frustrations et les désillusions n’en sont que plus grandes, ce qui alimente sans nul doute le malaise croissant des banlieues.