Avant d’être une éthique, le care est un travail. Prendre soin de l’autre, ce n’est pas penser à l’autre, se soucier de lui de façon intellectuelle ou même affective, ce n’est même pas nécessairement l’aimer, du moins en première intention, c’est faire quelque chose, c’est produire un certain travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre. (...)
S’occuper de l’autre, c’est se confronter à ses besoins primordiaux et à sa dépendance. Par exemple, être réveillé en plein sommeil par l’enfant qui pleure est une expérience ordinaire où sa propre fatigue, son propre corps, ses propres besoins physiologiques et psychologiques entrent en conflit avec les besoins de l’autre. Ce que j’ai appris, de mes enquêtes auprès des soignantes, c’est que l’impulsion de la violence est fréquente et normale. Imaginons par exemple qu’une seule aide-soignante doive faire la toilette de 10 ou 14 personnes âgées – dont certaines atteintes de la maladie d’Alzheimer – en trois heures, comme cela est fréquemment le cas en France. Il est extrêmement pénible de se confronter, dans ces conditions, non seulement aux excréments, à l’urine, aux corps déformés, mais aussi à la résistance que les vieillards opposent à des soins qui, pratiqués dans une telle urgence, en deviennent mécaniques, les transforment en choses. Les soignantes sont également exposées au désir, au corps érogène des patients, qui suscitent chez elles excitation et répulsion mêlées. Que faire quand on retrouve chaque matin deux vieilles femmes démentes blotties l’une contre l’autre dans le même lit ? Comment les soignantes font-elles donc pour ne pas céder à l’agressivité ? Elles coopèrent. Bien plus que leurs qualités individuelles, c’est la qualité de la coopération entre les soignantes qui est garante de leur humanité. Cette coopération ne s’instaure toutefois que sous certaines conditions. Elle exige du temps. Dans le travail effectif, il s’agit, par exemple, d’être en mesure d’aller à deux, au lieu d’une, s’occuper d’un patient qui suscite l’irritation ou le dégoût. Mais aussi, et c’est primordial, du temps pour parler entre collègues : pour rompre l’isolement et surmonter le ressentiment ou l’ambivalence. Pas besoin pour cela de psychologue, l’équipe se suffit à elle-même. Les soignantes consacrent un temps non négligeable à discuter entre elles, de préférence autour d’une tasse de café. Ces moments de convivialité sont nécessaires à la cohésion de l’équipe et à la qualité du travail comme à la bonne santé mentale des personnels, mais tendent à disparaître dès que le travail s’intensifie. Durant ces discussions informelles, les soignantes échangent des informations précieuses pour le suivi du travail, mais aussi l’expression de leurs divers sentiments : doute, inquiétude, impuissance, attirance ou dégoût. La tonalité des échanges peut paraître insolite, voire choquante pour des personnes extérieures. Les situations décrites sont souvent pathétiques, pourtant c’est la bonne humeur qui règne. Chacune s’ingénie à dédramatiser les situations vécues en déployant des prouesses d’inventivité pour trouver de quoi rendre le quotidien amusant ou cocasse.