André Siegfried - L'inventeur de la géographie électorale

Auteur du célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest, le géographe inspire toujours, ceux qui tentent de percer les mystères électoraux de l’Hexagone.

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ANDRÉ SIEGFRIED, GÉOGRAPHE ET SOCIOLOGUE © PIEMAGS/CMB/ALAMY

Depuis la dernière présidentielle, l’analyse des élections françaises ressemble à une galerie d’art : tout le monde y va de son grand tableau. Il y a d’abord eu, en octobre 2022, le Tableau historique de la France. La formation des courants politiques de 1789 à nos jours, du démographe Hervé Le Bras. Un an plus tard, c’était le tour de Jérôme Fourquet, de l’institut de sondages Ifop, de publier La France d’après. Tableau politique. Et si le mot « tableau » ne figure pas dans le titre de l’ouvrage signé chez le même éditeur, Seuil, par les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, leur ambition est voisine : celle d’une fresque électorale appuyée sur des graphiques et des cartes, répondant à la question « Qui vote pour qui et pourquoi ? »

L’objectif est proche. Une des références, identique, citée élogieusement dès les premières pages : le géographe et sociologue André Siegfried (1875-1959). Et plus précisément son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République (1913), dans lequel il tirait le portrait de cette grande région à partir d’un demi-siècle de résultats électoraux. Une pluie de références pour un livre qui connut pourtant un succès modeste du vivant de son auteur : un gros millier d’exemplaires vendus. Connu pour ses travaux sur les démocraties anglo-saxonnes, André Siegfried ne mena jamais à bien le Tableau politique de la France sous la IIIe République qu’il avait en tête, mais publia en 1949 une autre monographie électorale, consacrée à l’Ardèche.

À l’origine de son travail, un constat : au début du 20e siècle, la géographie électorale de la France semble immuable, « fixée dans ses traits essentiels » depuis la IIe République (1848-1851). Lors des législatives, la gauche obtient ses meilleurs résultats dans le Massif central et le pourtour méditerranéen et atteint son étiage dans le Grand Ouest. André Siegfried a le pressentiment de « lois générales » qui façonnent les comportements électoraux, et auxquelles les campagnes ne changent souvent que fort peu. « Il voulait rompre avec le sens commun des élections, y compris celui qui était le sien : dire que le résultat du vote est le produit d’une campagne, de l’action et des discours d’un homme politique maître et possesseur de son destin jusqu’à un certain point. Un sens commun qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les commentaires des soirées électorales », explique Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre et codirecteur d’un ouvrage consacré à André Siegfried 1. Cette stabilité du paysage électoral, André Siegfried l’a vécue de près : entre 1902 et 1910, ce fils et gendre de député a été battu quatre fois aux législatives, à chaque fois par le sortant. Selon son biographe Sean Kennedy, ces expériences électorales infructueuses ont, de manière évidente, « façonné son analyse des dynamiques de la politique française » 2.

Pour mettre à l’épreuve ses intuitions, André Siegfried choisit un territoire très typé, la « France de l’Ouest ». Soit quatorze départements – les actuelles régions Bretagne, Pays de la Loire et Normandie, ainsi qu’une petite partie des départements des Deux-Sèvres et de l’Eure-et-Loir – qui se distinguent alors globalement par leur résistance à la percée de la gauche et du centre gauche. Il en parcourt les villes et les campagnes, rencontre élus, curés et instituteurs, épluche les recours électoraux et les rapports des préfets. Son Tableau politique mélange reportage et décryptage : il décrit avec un grand luxe de détails ces régions, leurs paysages, leur climat, leur organisation économique et sociale, puis met en équation leurs résultats électoraux. Schématiquement, il constate que l’habitat dispersé en fermes isolées, la concentration des terres aux mains des grands propriétaires et un fort rôle du clergé dans la vie publique favorisent le vote à droite. L’habitat regroupé en villages, la dissémination de la propriété et un faible rôle du clergé nourrissent, à l’inverse, le vote à gauche.