L'art contemporain exposé aux rejets : ce titre d'un livre de la sociologue Nathalie Heinich, publié en 1981 1, pose la question qui est, depuis une dizaine d'années, au coeur de tous les débats sur la production artistique contemporaine. La dernière enquête publiée sur le sujet, celles du magazine Beaux-Arts de janvier 2001 (voir l'encadré, p. 18), confirme que moins de 15 % des Français s'intéressent aux oeuvres produites par les artistes contemporains et reconnues par les critiques, les musées, les marchands et les principales galeries. L'artiste préféré des Français demeure, selon cette enquête, comme selon toutes celles qui l'ont précédée 2, Vincent van Gogh (1853-1890).
Pourtant, 67 % des personnes interrogées par Beaux-Arts pensent aussi que l'art est « quelque chose d'universel et d'essentiel pour l'humanité », et 62 % estiment qu'il devrait être enseigné dès l'école primaire. Autre paradoxe, plus de 40 % des Français se revendiquent, selon la même enquête, praticiens amateurs (photo, dessin, peinture, sculpture), proportion équivalente à celle qu'avait mesurée en 1997 une enquête d'Olivier Donnat sur les pratiques culturelles des Français 3.
Pour comprendre ce décalage entre une population majoritairement intéressée par l'art et l'hermétisme de la production artistique contemporaine, pourtant légitimée par les professionnels et le marché international, on peut se tourner vers deux types d'analyses : celles des historiens, critiques ou philosophes de l'art d'une part, celles des sociologues de l'autre.
Les premiers sont à peu près unanimes à situer la naissance de l'art contemporain au début du xxe siècle 4. Deux artistes sont particulièrement cités. Marcel Duchamp d'abord, qui expose à partir de 1913 des objets usuels qu'il appelle des « ready made » dont le plus célèbre est un urinoir posé à l'envers. Casimir Malevitch ensuite, qui expose successivement un « carré noir » en 1915 et un « carré blanc sur fond blanc » en 1918. Ces nouvelles démarches artistiques synthétisent, selon les spécialistes, les trois ruptures fondamentales que l'art contemporain a opéré avec les pratiques artistiques antérieures.
Trois ruptures fondamentales
La première est celle du refus de la peinture figurative. Imposée depuis le xviie siècle par les autorités académiques contrôlées par l'Etat (Académie et écoles des Beaux-Arts) 5, la figuration est rejetée au profit de la recherche d'un langage plastique détaché des contraintes de reproduction de la réalité et qui invente ses propres codes.
La deuxième rupture concerne le statut de l'artiste. D'exécutant soumis aux canons de beauté définis par les autorités académiques, l'artiste devient un individu libre qui ne doit exprimer que sa propre personnalité artistique et sa propre créativité. C'est ce qui explique la pratique de Duchamp exposant des objets de la vie quotidienne non transformés, mais que le seul regard de l'artiste prétend transfigurer. C'est bien le sens des « ready made » que de proclamer ainsi la puissance du regard de l'artiste.
La troisième rupture fondatrice de l'art contemporain est en quelque sorte symétrique de la deuxième : à l'artiste libéré des contraintes académiques doit correspondre un public actif capable d'exercer un regard participant et créateur sur les oeuvres qui lui sont proposées. Marcel Duchamp récuse le spectateur pour appeler de ses voeux le « regardeur ». Une spécialiste contemporaine a récemment proposé le vocable de « percevant » 6.
Refus de la figuration académique, affirmation de l'irréductible individualité de l'artiste et appel au regard actif du public, tels sont donc les principes qui avaient commencé à se construire avec le romantisme et qui s'affirment au début du xxe siècle comme le fondement des démarches artistiques contemporaines. L'artiste contemporain revendique son indépendance de toute autorité académique pour imposer l'originalité de son regard et le faire partager à son public.
Les historiens de l'art soulignent cependant que ces trois ruptures fondatrices n'ont pas agi unilatéralement sur la production artistique. Outre la permanence d'une production figurative qui a subsisté jusqu'à aujourd'hui, ils remarquent que la rupture radicale introduite par Duchamp avec la production picturale classique, c'est-à-dire non seulement l'abandon de la figuration mais aussi celui de la pratique de la peinture sur une toile encadrée, ne s'est en fait généralisée que dans les années 1960. Ils distinguent ainsi l'art moderne, dont les principaux représentants produisent des oeuvres abstraites (Kandinsky, Picasso, Braque...) ou surréalistes (Ernst, Dali, Magritte...), mais qui demeurent des peintures encadrées, et l'art contemporain, dont les représentants utilisent une multiplicité de supports et d'objets, supprimant au passage la limite traditionnelle entre peinture et sculpture. Du corps de l'artiste lui-même jusqu'à la photographie et la vidéo en passant par des semi-remorques, des défécations emballées, des déchets ou des plantations de forêt, tout dans l'art contemporain est support possible d'une oeuvre. On ne parle d'ailleurs plus de peintres ou de sculpteurs, mais d'artistes ou de plasticiens.