Devant des réalisations qui semblent dérisoires et dont les intentions paraissent obscures, la tentation est grande de prendre rapidement parti, de s'emporter, de condamner sans appel ce que l'on ne comprend pas, ou mal. C'est là le plus sûr moyen de s'aveugler. Dessiller les yeux suppose au contraire de suspendre provisoirement le jugement pour entrer sans a priori dans les méandres de la création artistique. Pour en faciliter la compréhension, il faut accepter de la replacer dans son histoire, de l'inclure dans son contexte, de prendre en compte les intentions des artistes, d'écouter ceux qui les défendent. Contrairement à une idée reçue, il ne suffit pas de voir pour être en mesure de juger, car, pour bien voir, il faut savoir, savoir quoi et comment regarder.
Les locutions « art moderne » et « art contemporain » désignent deux réalités distinctes. Certes, de nombreux musées d'art moderne présentent des oeuvres contemporaines, c'est-à-dire récentes, créées par des artistes vivants, souvent encore jeunes.
Les deux voies de l'art moderne
En revanche, les institutions aujourd'hui vouées à l'art contemporain n'exposent aucune création de la première moitié du xxe siècle. La césure qui sépare les deux univers fait l'objet d'un large consensus : elle s'établit dans les années 60. Les commentateurs mettent en lumière des différences, des oppositions qui font rupture. Plusieurs mutations partiellement indépendantes sont en effet intervenues à cette époque au sein du monde de l'art :
1) les Etats-Unis ont conquis un leadership artistique dont les répercussions économiques contribuent à transformer l'image des créateurs ;
2) l'importance de la peinture s'est relativisée ;
3) les procédures de légitimation des innovations, naguère circonspectes et lentes, ont connu un changement de temporalité. La rapidité des reconnaissances, tant institutionnelles que financières, dont bénéficient maintes créations contemporaines, contribue à dissoudre la distinction entre art d'avant-garde (cubisme, abstraction, constructivisme, etc.) et art officiel.
Pour le grand public comme pour beaucoup de spécialistes, l'innovation la plus spectaculaire de l'art moderne fut l'abandon, au début des années 1910, de la représentation. L'art abstrait, au-delà des disputes relatives à sa définition comme à sa dénomination et en dépit de la rupture qu'il introduisait, prolongeait l'histoire des beaux-arts. De grands récits unificateurs en prirent acte. Selon les uns, la forme demeurait le vecteur d'un contenu, le plus souvent spirituel. Pour les autres, elle s'émancipait afin de participer aux efforts d'une réflexion sur l'art lui-même. Clement Greenberg, le plus incisif des analystes de ce camp, présenta une success story de la création se développant au sein de formes artistiques en quête de leur essence 1. Ainsi la peinture, par exemple, devait-elle abandonner successivement la narration, l'illusion du volume, de la profondeur, puis la représentation elle-même pour être en conformité avec ce que la nature de son médium recèle d'unique - en l'occurrence « la planéité et la délimitation de la planéité ». Les débats artistiques, jusqu'aux années 50, accordaient une large place aux discussions engendrées par l'abstraction. C'est pourquoi ils restaient circonscrits au sein des beaux-arts, construction classificatoire dont peu d'artistes, de commentateurs ou de théoriciens songeaient à remettre en cause la validité. Dans ce contexte, le jugement porte directement sur la qualité du tableau ou de la sculpture - bons ou mauvais, ils appartiennent de plein droit au domaine de l'art.
En revanche, l'invention du papier collé, contemporaine des débuts de l'abstraction, avait ouvert une brèche dans l'édifice séculaire des beaux-arts. Mais nul ne sembla disposé à en mesurer les enjeux. Ainsi, Guillaume Apollinaire affirmait en 1913 n'avoir « aucun préjugé touchant la matière des peintres », et il ajoutait, à propos de Pablo Picasso : « On peut peindre avec ce qu'on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux 2. » Certes, mais toute la question est de savoir si, ce faisant, on peint encore. Les cubistes ont rarement eu recours au collage seul. Intégrés dans un ensemble, posés sur le plan de la feuille ou de la toile, les éléments prélevés dans la réalité triviale et incorporés à l'oeuvre pouvaient donner à penser qu'il s'agissait là encore de peinture, ou de dessin. Mais quand commencèrent à proliférer des pratiques artistiques fondées sur l'assemblage d'objets, il devint évident que cette méthode requiert un savoir-faire à la portée de tout bricoleur, autrement dit de chacun d'entre nous. De tels procédés ne relèvent guère du métier traditionnel dont la maîtrise force le respect.