Art pariétal, nouvelles hypothèses

Pourquoi les artistes de la préhistoire peignaient-ils des animaux sur les parois des grottes ? Depuis peu, l’hypothèse totémiste, que l’on croyait déchue, retrouve une nouvelle vie.

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Pendant longtemps, la recherche sur la signification de l’art des cavernes a été mise sous l’éteignoir. Sa mauvaise presse date des années 1960, depuis que l’utilisation abusive d’un comparatisme ethnographique mal maîtrisé avait successivement transformé Cro-Magnon, au gré des courants, en chamane bouriate, en Aborigène australien ou en « Peau-Rouge » amérindien. André Leroi-Gourhan, lui-même ethnologue de formation, siffla la fin de la récréation en 1964 avec son livre Les Religions de la préhistoire, dans lequel il réduisait à peu de choses les théories de ses prédécesseurs, révélant combien ils n’avaient eu de cesse de tordre les faits ethnologiques pour mieux les voir se conformer à leurs présupposés. Un théoricien se trouvait particulièrement visé : l’Abbé Glory, coupable d’avoir publié quelques mois plus tôt un article dans la Revue des sciences religieuses intitulé : « L’énigme de l’art quaternaire peut-elle être résolue par la théorie du culte des Ongones ? », soit une énième variation sur le thème du chamane sibérien servant d’intercesseur avec le monde des esprits. Les Amérindiens, pour leur part, étaient plus régulièrement cités à propos de la « magie sympathique », sorte de vaudou graphique destiné à s’assurer des chasses fructueuses. Selon ses principaux défenseurs, l’abbé Breuil et le comte Bégoüen, cette magie de la chasse suffirait à expliquer une grande partie de l’art des cavernes. Quant aux Aborigènes australiens, ils incarnaient l’exemple le plus « pur » du totémisme, pratiqué par des clans exogames invoquant leurs ancêtres animaux. La préhistorienne Annette Laming-Emperaire pensait ainsi avoir retrouvé la trace, sur les parois de Lascaux, de semblables récits d’échanges de femmes entre clans. Des peuples aux coutumes fort différentes ont été au fil du temps regroupés sous l’étiquette de « totémisme », dont il est devenu malaisé de donner une définition précise. L’anthropologue Philippe Descola en a donné une caractérisation très générale, celle d’une vision du monde où les groupes humains se distinguent entre eux par le fait d’être apparentés à un animal « totem ». Cette vision est généralement légitimée par des récits mythiques situés en un temps des origines et qui expliquent le lien existant entre chaque clan et son totem, lequel fait régulièrement figure d’ancêtre tutélaire. Dans l’art des cavernes, les figures animales représenteraient donc les totems de différents groupes sociaux, à moins que par extension ils désignent ces groupes sociaux eux-mêmes.

Le retour en grâce du totémisme

Initialement portée par l’archéologue et mythologue Salomon Reinach (1858-1932), puis par l’historien de l’art Max Raphaël (1889-1952) et par la préhistorienne A. Laming-Emperaire (1917-1977), cette voie de la recherche cessa donc d’être labourée au milieu des années 1960, après que A. Leroi-Gourhan a convaincu ses collègues de se détourner de toute forme de comparatisme ethnographique pour ne plus se concentrer que sur les documents eux-mêmes. Dès lors, certains spécialistes préféreront travailler à la réalisation d’un corpus le plus exhaustif et le plus détaillé possible de l’art pariétal européen (un travail toujours en cours), tandis que d’autres œuvreront à la mise en lumière de schémas d’organisation, selon une lecture structuraliste. Ces schémas sont aujourd’hui globalement acceptés. Mais si A. Leroi-Gourhan pensait avoir trouvé un modèle unique d’organisation, infiniment reproductible de grotte en grotte, on sait aujourd’hui que lesdits modèles sont au contraire multiples et que chaque grotte possède en fait sa propre structure, souvent liée à une topographie distincte (bosses, fissures, puits, diaclases…). Comme un pied de nez à l’histoire, c’est cette conclusion qui semble aujourd’hui remettre l’hypothèse totémiste en selle. Tout d’abord, parce que la confirmation d’une certaine forme d’organisation des décors rend l’hypothèse totémique plus plausible que la magie ou la transe chamanique, lesquelles n’impliquent pas d’interdépendance entre les différentes unités graphiques. Ensuite, parce que la prise en compte de la topographie de chaque grotte dans son ornementation s’accorde bien au totémisme. Les fissures et les béances dans la roche semblent avoir fasciné les artistes de la préhistoire, comme s’il s’agissait de passage entre deux mondes séparés, dont l’un se cacherait de l’autre côté de la paroi. Si cette vision est a priori compatible avec une lecture chamaniste de l’art des cavernes, les nombreux exemples de vulves, de phallus, de lucarnes ou de stalactites en forme de mamelon colorées à l’ocre ou au noir de manganèse trouvés au fond des grottes orientent aujourd’hui la recherche vers une autre piste, en lien avec la fertilité : se pourrait-il que, dans l’esprit des préhistoriques, la grotte fût perçue comme la matrice ayant engendré le vivant ? Bon nombre de récits totémiques se situent justement durant ce temps mythique des origines, qui sert généralement à justifier l’organisation sociale du présent.