Aux sources des pensées indiennes

Du védisme des origines à l’actuel hindouisme, en passant par la querelle entre bouddhisme et brahmanisme, les pensées indiennes ont connu de multiples évolutions… Retour sur trois millénaires de débats.

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Longtemps, les études indianistes se sont contentées de reproduire l’image que les lettrés indiens se faisaient de leur propre tradition philosophique. Le bel ordonnancement ainsi obtenu de la philosophie indienne classique en six écoles, regroupées par paires (Samkhya/Yoga ; Purvamimamsa/Uttaramimamsa ; Nyaya/Vaisesika), excluait tout simplement les hétérodoxies, principalement les bouddhistes, ce qui est inacceptable aujourd’hui. Imaginerait-on une histoire de la philosophie européenne d’où seraient absents les empiristes et les matérialistes ? Cette brahmanisation est révolue, ce qui impose de nuancer ce tableau schématique initial.

 

1 - L’énigmatique Révélation védique

La simple prise en compte de la réalité historique des débats en Inde suffit à remettre en cause l’idéalisation brahmanique à laquelle des générations de lettrés ont œuvré. Il existe suffisamment de sources, en effet, pour attester la pratique à date ancienne (au moins à partir du 6e siècle avant notre ère) du débat oral, au sens technique du terme, par quoi on entend un affrontement logique et dialectique entre deux lettrés défendant des positions et des thèses opposées devant un public éclairé. Or les mêmes sources montrent amplement que ces joutes philosophiques se déroulent soit entre des brahmanes, dépositaires de la Parole sacrée, soit entre eux et des bouddhistes, qui contestent presque tous les éléments de la religion brahmanique, donc, par extension, tous les concepts qui servent à la justifier. Il est même possible en allant plus loin d’en déduire que ce sont ces débats réguliers qui provoquent l’activité philosophique des uns et des autres, et non l’inverse, ce que l’on peut prouver a contrario, par la disparition de toute dialectique réelle en Inde après l’exil forcé du bouddhisme (à partir du 11e siècle).

Sans les débats intenses qui l’ont traversée (en particulier entre les 6e et 8e siècles), la philosophie indienne classique n’existerait donc pas, du moins sous la forme que nous lui connaissons. Voilà pourquoi on peut se faire une idée plus fidèle de la philosophie en Inde si l’on part du principe que les bouddhistes en sont partie prenante, autant par leur contribution à la formalisation de la pratique dialectique que par leur effort pour critiquer et repenser les concepts des brahmanes. Trois strates sont repérables dans la lente sédimentation de la philosophie indienne à l’époque classique (du début de notre ère jusqu’au 8e siècle).

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La Révélation, Shruti 1, désigne la Parole sacrée antique (15e siècle avant notre ère) qui se fait entendre du brahmane et qu’il nomme Veda, « Gnose ». Parole si énigmatique dans sa composition, si archaïque dans sa profonde simplicité, qu’elle déroute l’intelligence en lui proposant de suivre cent chemins plutôt qu’un seul, pour lui faire comprendre finalement qu’il n’existe pas une vision unique de la réalité, mais une infinité d’intuitions obscurément reliées entre elles.

Dans un monde où les dieux eux-mêmes obéissent à la Parole qui leur commande de conserver l’ordre des choses, des vivants et des humains, le sacrifice est presque l’unique acte à la mesure du brahmane 2. Parce qu’il l’accomplit avec la croyance angoissée d’être introduit par ce geste dans la grande scénographie cosmique des souffles, des paroles, des corps, des esprits, ce que l’Inde védique nomme dharma, littéralement « maintenu en un tout ». Si sacrifier, par conséquent, c’est renaître, selon la doctrine des Énigmes 3, alors tous les sacrifiants, divins et humains, sont appelés et assujettis à la fois, à renaître dans un Ciel mythique (Svarga), ce qui donnera naissance un peu plus tard (à partir du 6e siècle avant notre ère) à l’angoissante doctrine des métemsomatoses ou réincarnations (samsâra), où l’on reconnaît sans peine la base de la religion hindoue.

 

2 - Les philosophies de la libération

Quand le fondateur du bouddhisme apparaît dans l’Inde ancienne (5e siècle avant notre ère), la vie religieuse connaît une vitalité sans précédent : à côté des brahmanes-dans-le-monde, destinés par leur naissance, leur science du sanscrit et de la Révélation à exécuter correctement les sacrifices, des brahmanes-hors-du-monde vivant nus (les futurs « gymnosophistes » dont parleront les écrivains grecs après Alexandre) parcourent les forêts, détachés de leurs devoirs sociaux, autour d’un maître qui leur enseigne comment se libérer de la misère et de la mort. Ces nouveaux venus sur la scène religieuse dérangent, par leur mode de vie, par leurs exercices physiques et mentaux, et par leur radicalisme moral (la libération se situe au-delà des préceptes moraux) qui les pousse à se montrer provocateurs, sceptiques, parfois amoraux. Pourtant, en se détachant de l’orthodoxie brahmanique, ils proposent une voie alternative, où il s’agit, non plus d’agir en vue de se procurer une place au « Ciel », mais de se libérer du Ciel, de l’idée même de rétribution post mortem, pour se soucier de « soi » (âtman), de son existence, de son corps dynamisé par la circulation des souffles. Au milieu de ces cercles d’ascètes (shramana), le Bouddha est confronté à la condition humaine et à son interrogation angoissée : comment un individu, plongé dans la servitude, peut-il s’en libérer par ses propres moyens ?