Bourdieu et l'école : la démocratisation désenchantée

L'analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en éducation, et elle a été largement vulgarisée. Trois raisons principales expliquent ce succès : une conjoncture politique et sociale favorable ; la convergence de ces analyses avec des critiques déjà formulées à l'égard du système scolaire ; la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ont profondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignants sur eux-mêmes.
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Le fonctionnement du système scolaire ne constitue pas l'objet central des travaux de Pierre Bourdieu. A travers plus de trente publications importantes, depuis Sociologie de l'Algérie (Puf, « Que sais-je ? », 2001) jusqu'à La Domination masculine (Seuil, 1998), cet élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, a construit une oeuvre large et complexe. L'une de ses ambitions a été, comme l'écrit Pierre Ansart, de « faire accéder la sociologie à un niveau supérieur de scientificité »1. Pourtant, c'est son travail critique sur l'institution scolaire, accompli pour l'essentiel en collaboration avec Jean-Claude Passeron, qui a connu en France la plus grande notoriété. Leur analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en sociologie de l'éducation, et même parfois en histoire, et elle a été largement vulgarisée dans l'opinion publique. Trois raisons principales expliquent ce succès. La première est celle d'une conjoncture politique et sociale favorable lors de la publication, en 1964 et en 1970, des Héritiers (Minuit) et de La Reproduction (Minuit). La deuxième, c'est la convergence de ces analyses avec des critiques formulées depuis déjà longtemps à l'égard du système scolaire par des mouvements pédagogiques, syndicaux ou politiques. La troisième raison, enfin, réside dans la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ont profondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignants sur eux-mêmes.

Les années 60 et la démocratisation

Lorsque Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron publient Les Héritiers, le moment est bien choisi. Les années 60 se caractérisent, dans le domaine scolaire, par la conjonction de trois processus qui bouleversent les relations de la société française avec son système scolaire. Le premier est démographique. Les générations du baby-boom, après avoir fait exploser les effectifs des écoles maternelles et primaires dans les années 50, sont arrivées dans le secondaire puis à l'université. Lycées et facultés doivent faire face à une augmentation significative de leurs effectifs, alors que pendant toute la première moitié du xxe siècle, ces derniers étaient demeurés stables.

La démographie n'explique cependant qu'une part de la croissance des effectifs du secondaire. D'importantes réformes institutionnelles l'ont significativement accentuée. L'entourage du général de Gaulle, comme à peu près l'ensemble des dirigeants des pays occidentaux à cette époque, croit à la nécessité de former des élites scientifiques et techniques plus nombreuses pour accroître la puissance économique. Dans cette optique, les réformes de 1959 et 1963 ont prolongé la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, et un effort d'ouverture du premier cycle de l'enseignement secondaire a été entamé. La « démocratisation de l'enseignement » devient un enjeu central des politiques éducatives.

Mais la croissance des effectifs scolaires et universitaires est aussi alimentée par une augmentation remarquable de la demande des familles. L'élévation du niveau de vie et l'augmentation de la proportion de cadres et de professions intermédiaires dans la population active provoque une mutation sociale fondamentale. Comme l'a montré l'historien Antoine Prost 2, la projection sur les enfants d'un espoir d'ascension sociale devient une des normes de l'éducation familiale, particulièrement parmi les classes moyennes. C'est une nouveauté historique : jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, il était globalement admis que la majorité des enfants demeuraient dans leur classe sociale d'origine. L'école républicaine autorisait certes une ascension sociale, mais comme l'indiquent les effectifs bien maigres des enseignements secondaire, primaire supérieur ou technique, cette ascension était réservée à une minorité. C'est donc une inversion des logiques sociales jusque-là dominantes que symbolise la « démocratisation de l'enseignement » : l'école est de plus en plus perçue comme une chance pour tous les enfants, et non pas seulement pour une élite, d'accéder à un statut socioprofessionnel meilleur que celui de leurs parents.

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Dans un tel contexte, la publication des Héritiers apparaît comme une opération de désenchantement radicale. En se fondant sur des analyses statistiques indiscutables, P. Bourdieu et J.-C. Passeron montrent la dimension en partie illusoire du processus de démocratisation de l'école. La surreprésentation des enfants des familles culturellement favorisées dans l'enseignement supérieur, et à l'inverse la sous-représentation des enfants d'origine populaire, indiquent que l'école fonctionne comme une machine de sélection sociale. Alors que la majorité des enfants des milieux à fort « capital culturel » accèdent à l'université, les enfants des milieux populaires sont « sursélectionnés ». Pour eux, la scolarité, surtout secondaire, s'apparente à un parcours d'obstacles qui les oblige à faire preuve de qualités intellectuelles et psychologiques supérieures à celles de leurs camarades des milieux cultivés. Ces derniers, en revanche, « héritent » ces qualités de leur environnement culturel familial et peuvent donc les réinvestir spontanément dans leurs activités scolaires.