Bruno Latour et la nouvelle sociologie des sciences

En décrivant les chercheurs comme des stratèges cherchant à convaincre 
et à mobiliser des alliés, Bruno Latour et Michel Callon ont ouvert la voie à une analyse novatrice de la science et de la société en train de se faire.

Il y a une trentaine d’années, une poignée de chercheurs (Bruno Latour, Michel Callon, Madeleine Akrich, John Law…) entreprenait de rénover un domaine de connaissance bien précis : la sociologie des sciences et des techniques. Trente ans plus tard, après avoir suscité bien des polémiques, c’est une véritable école qui s’est formée, dont l’influence se fait sentir dans toute la sociologie et même au-delà. Comment en est-on arrivé là ?

 

Les investisseurs en crédibilité

La démarche de B. Latour, M. Callon et leurs acolytes s’origine dans une critique de la sociologie des sciences telle qu’elle se pratique alors. On y observe bien les institutions de recherche, l’organisation des échanges scientifiques, les relations entre « science et société »… Mais rien ou presque sur le travail concret des chercheurs, la manière dont la science se produit au quotidien. C’est à ce manque qu’ils entendent remédier. Guidés notamment par le principe de symétrie* édicté par David Bloor en 1976, les sociologues se plongent alors dans le quotidien des chercheurs…, et en tirent une vision décapante de l’activité scientifique. Dans La Vie de laboratoire (1979), B. Latour et Steve Woolgar partent étudier le fonctionnement d’un laboratoire de neuroendocrinologie comme s’il s’agissait d’une tribu aux mœurs inconnues. Ils insistent sur la place qu’y occupent les « inscriptions littéraires », c’est-à-dire les « traces, tâches, points, histogrammes, nombres enregistrés, spectres, pics… » que produisent les équipements tels que les spectromètres, qui participent à la transformation de la réalité matérielle en données puis en « faits ». L’activité du laboratoire semble en effet moins orientée vers la recherche de la vérité que vers la production d’articles scientifiques, où il s’agit de mobiliser les bonnes « inscriptions » pour convaincre les pairs. B. Latour et S. Woolgar décrivent les scientifiques comme des « investisseurs en crédibilité », concept désignant à la fois la reconnaissance par les pairs et la capacité à produire des résultats crédibles.

Mais étudier le travail des scientifiques ou des ingénieurs suppose également de les suivre hors de leur laboratoire, car cette élaboration d’énoncés n’est pas séparable d’un travail de mobilisation, d’enrôlement d’individus, d’être naturels, d’objets techniques ou de groupes, qui aboutit à la formation d’un réseau qui va donner sa force à l’énoncé. M. Callon en donnera une fameuse illustration dans un article, devenu un classique, sur une recherche menée sur des coquilles Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc (encadré ci-dessous).

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Latour, relativiste ?

Dans cette approche, qualifiée de « sociologie de la traduction* » ou de « sociologie de l’acteur-réseau » (SAR), la science et la technique sont vues comme un travail où le travail d’argumentation est inséparable d’un travail de mobilisation d’alliés au sein de « réseaux sociotechniques ». Chercheurs et techniciens produisent des énoncés en combinant des inscriptions, c’est-à-dire les cartes, diagrammes, graphiques, images… générés par les instruments avec lesquels ils observent leurs objets. Ces énoncés circulent ensuite sous la forme d’articles académiques, de rapports, de présentations…, et transportent avec eux les objets étudiés. L’énoncé prend de la force au fur et à mesure qu’il est « traduit », c’est-à-dire lié aux énoncés d’autres acteurs. Des actants* disparates, aussi bien humains que non humains, s’unissent, font converger leurs volontés, et semblent ainsi agir comme un seul homme : ils forment à ce moment-là un acteur-réseau.

Une telle perspective a fait bondir nombre de chercheurs, ceux-ci reprochant, en particulier, à B. Latour son relativisme : la sociologie de la traduction ne réduit-elle pas la science à un bricolage de récit sans lien avec la réalité ? Bien que ne détestant pas la provocation, B. Latour rejette l’accusation, défendant une approche qu’il veut réaliste (le but est simplement de décrire le travail ordinaire des chercheurs et techniciens) et relationniste : un résultat de recherche ne « tient » jamais seul, il a besoin d’être soutenu collectivement. « Le sort d’un énoncé est donc entre les mains des autres locuteurs, qu’il doit intéresser (…). Vous pouvez avoir prouvé que la lune est un fromage, cet énoncé ne sera un fait que si d’autres le répètent et le croient (1). » Plus placide, le sociologue Yves Gingras souligne qu’une fois retirées les innovations conceptuelles branchées, les descriptions proposées restent tout à fait traditionnelles : on y voit des chercheurs tenter de faire avancer leurs projets en rencontrant d’autres chercheurs, des décideurs, des entrepreneurs… Bref, on est assez loin du radicalisme affiché (2). Certes, ces sociologues proclament urbi et orbi que « les facteurs techniques, sociaux, politiques et économiques sont inextricablement mêlés » mais, outre que cette déclaration de principe n’est pas toujours mise en application, on se demande si l’on a là un conseil de méthode (tenir compte de l’ensemble des facteurs pour expliquer telle ou telle innovation) ou le constat que l’on ne peut pas distinguer ces facteurs dans la réalité, ce que leurs propres travaux démentent ? Y. Gingras ajoute enfin que les travaux de M. Callon et B. Latour « laissent dans l’ombre les raisons pour lesquelles les associations échouent ou réussissent ». Pourquoi, demande-t-il, « les ingénieurs issus des grandes écoles et ceux issus des facultés semblent-ils n’avoir ni la même trajectoire professionnelle ni le même accès aux ministres ? » La réponse à cette question supposerait de s’intéresser à la formation des chercheurs ou aux rapports structurels entre le champ scientifique et le champ politique… Reste que, malgré la virulence des critiques, le succès a été au rendez-vous, en tout cas dans le monde anglo-saxon ou la perspective de la SAR a largement contribué à l’émergence d’un champ de recherche à part entière, les science studies. En France, tenue longtemps aux marges de l’académie, elle a acquis peu à peu ses lettres de noblesse. Il est vrai que, depuis une quinzaine d’années, la place croissante, dans l’espace public, des controverses scientifiques a souligné la pertinence de l’analyse de la « mise en réseau » de la science, et les collaborateurs de B. Latour et M. Callon au sein du Centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines n’ont pas manqué de lancer des enquêtes sur les nouvelles formes de « démocratie technique » qui en découlent (encadré ci-dessous).