Si la notion de « cancel culture » évoque des débats très actuels autour du racisme, du sexisme et des violences faites aux femmes, l’expression puise ses origines dans la culture populaire américaine, notamment afro-américaine. Le verbe « cancel » (« annuler ») a pris un sens nouveau en s’appliquant pour la première fois à une personne et non à un évènement dans le film New Jack City (Mario Van Peebles, 1991), lorsque le gangster incarné par Wesley Snipes l’utilise pour chasser sa petite amie 1. La formule est ensuite reprise par des rappeurs et surtout par l’émission de téléréalité Love and Hip-Hop : New York qui, en 2015, met en scène une dispute conjugale au cours de laquelle l’un des protagonistes déclare : « You’re canceled ! » (« T’es annulé ! »). Le clip se répand rapidement sur Twitter, et l’expression fait son entrée dans le langage courant.
Vers 2016, sur les campus américains, l’expression s’applique à certaines pratiques militantes, comme empêcher l’intervention de conférenciers, généralement accusés de racisme ou de sexisme. Ces actions se déroulent dans un contexte politique tendu : l’élection de Donald Trump et ses liens apparents avec les suprémacistes blancs, provoquent un sursaut antiraciste. Plusieurs conférenciers sont ainsi « annulés » : à Middlebury, Charles Murray, un chercheur conservateur qui soutient la thèse de l’inégalité génétique des races ; à UCLA, une chercheuse hostile à la caractérisation de la police comme raciste ; à Berkeley, le provocateur « alt right » Milo Yiannopoulos. La droite républicaine ainsi qu’une partie de la gauche libérale dénoncent ces actions comme contraires à la liberté d’expression.
Traquer les propos incorrects
Après les manifestations provoquées par l’assassinat de George Floyd, au cours de l’été 2020, cette pratique déborde du cadre universitaire et vise des objectifs plus larges. Un consensus formé autour de mouvements comme Black Lives Matter abaisse le seuil de tolérance aux opinions identifiées comme racistes, et sanctionne ceux qui s’obstinent à le franchir. Lorsque des célébrités ou autre « people » lâchent des propos jugés racistes, souvent sur les réseaux sociaux, à l’instar de l’actrice Roseanne Barr, on exige l’annulation de leurs émissions, souvent avec succès. Certaines vaches sacrées de la culture nationale sont aussi remises en place, comme Dr. Seuss, l’iconique auteur de livres d’enfant, dont certains dessins sont désormais estimés offensants pour les Noirs. Mais les réactions ne tardent pas, et un nouveau front s’ouvre dans les guerres culturelles américaines : lors de la campagne présidentielle de 2020, la cancel culture est violemment dénoncée par D. Trump et par les membres du parti républicain.
Les mêmes années, des controverses parallèles voient le jour en France. Des pratiques de dénonciation, assez sporadiques mais aussi très médiatisées, font écho à ce qui se passe en Amérique. Aussitôt, la cancel culture est dénoncée comme un produit d’importation américaine toxique, et rapidement utilisée pour délégitimer les pratiques militantes. En juillet 2020, lorsque l’adjoint au maire de Paris Christophe Girard démissionne après une campagne menée par des élues féministes lui reprochant son amitié avec l’apologiste de la pédophilie Gabriel Matzneff, on dit de lui qu’il a été « cancellé ». Dans le même registre sexuel, on boycotte le dernier film de Roman Polanski, réfugié en France depuis des années afin d’éviter un procès aux États-Unis pour atteintes sexuelles sur mineur. En 2020, encore, Franco Lollia de la Brigade antinégrophobie est accusé d’avoir peint les mots « négrophobie d’État » sur la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale. Emmanuel Macron condamnera ces tentatives de « réécriture haineuse ou fausse du passé », en déclarant que « la République ne déboulonnera pas de statue » 2. Début 2021, le philosophe Alain Finkielkraut est remercié par la chaîne LCI après des propos jugés trop bienveillants pour Olivier Duhamel, éminent politiste mais auteur reconnu de viols incestueux. Au fil de ces polémiques, la cancel culture devient l’objet même d’un débat durable, où la liberté d’expression est fréquemment opposée aux pratiques militantes.