Religion et identité : le cas yougoslave

Lors des guerres de Yougoslavie, la religion a souvent servi d'étendard. Islam, catholicisme et orthodoxie ont été largement mobilisés dans le conflit. Mais a-t-on pour autant assisté à un «choc de civilisations», comme l'affirment Samuel Huntington et ses disciples ?

Si un exemple semble pouvoir être invoqué

à l'appui des thèses de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations », c'est bien celui des guerres qui ont déchiré la Yougoslavie au cours des années 90. Selon le schéma huntingtonien, les combats serbo-croates, serbo-bosniaques, croato-bosniaques, albano-serbes, albano-macédoniens sont des incendies locaux provoqués par le frottement des mondes slavo-orthodoxe, occidental et musulman. Ce serait dans le chaos d'une guerre de religion généralisée qu'aurait disparu la Fédération socialiste yougoslave.

De nombreux signes militent en faveur d'une telle interprétation. « Dans les moments de tentation, gardons toujours à l'esprit deux choses : nous avons la bénédiction de Dieu et l'adhésion de notre peuple ». Ces propos d'Alija Izetbegovic, le futur président de la Bosnie-Herzégovine, datent de 1970, mais ils auraient pu être repris par tous les protagonistes vingt ans plus tard : chaque peuple était fort de sa propre bénédiction divine. Des trois dirigeants suprêmes qui s'affrontaient au début des années 90, Franjo Tudjman (Croatie), Slobodan Milosevic (Serbie) et A. Izetbegovic (Bosnie-Herzégovine), ce dernier était le seul à s'inscrire explicitement dans un courant d'inspiration religieuse (musulman en l'occurrence) ; les partis dominants en Croatie et en Serbie étaient purement laïques - le parti de S. Milosevic s'inscrivant même, sans solution de continuité, dans une filiation communiste. Le catholicisme n'en apparaissait pas moins comme la religion quasi officielle des Croates, le gouvernement, disait-on, allant jusqu'à faire bénir les poteaux électriques. D'aucuns (notamment, bien sûr, du côté serbe) voyaient d'ailleurs la main du Vatican derrière l'indépendance de la Croatie. En Serbie, les relations entre les autorités civiles et religieuses étaient nettement moins chaleureuses. La hiérarchie orthodoxe affichait une opposition résolue au régime. Cette opposition, cependant, ne signifiait pas l'adoption d'une ligne modérée dans le conflit inter-yougoslave. Bien au contraire, l'Eglise serbe s'affirmait en héraut de la nation et se présentait comme son meilleur défenseur, voire son guide naturel.

Mythes et légendes du Kosovo

L'Eglise serbe avait spectaculairement effectué son retour sur la scène publique, après des décennies d'effacement dans la Yougoslavie socialiste, à l'occasion du 600e anniversaire de la bataille de Kosovo, le 28 juin 1989. A l'initiative du pouvoir de Belgrade, des centaines de milliers de Serbes s'étaient ce jour-là rassemblés sur le site pour exprimer leur sentiment national. Un des faits marquants de la manifestation avait été la présence massive et ostensible de prêtres au milieu d'une foule brandissant des drapeaux marqués de la croix. Le choix du lieu et de la date ne devait rien au hasard. Le Kosovo est pour l'Eglise serbe le territoire où elle trouve la source de sa légitimité : elle y a situé ses lieux saints et établi le siège de son pouvoir (le patriarcat de Pec). Il s'agit d'un lieu chargé d'histoire. Le Kosovo fut jadis (au xive siècle) le centre de l'Empire serbe. Pour les Serbes, c'est là que s'est jouée une des pages les plus héroïques de leur histoire, à Kosovo Polje (littéralement le « champ de merles », site de la bataille dont on célébrait en 1989 le sixième centenaire). Le souvenir en a été transmis à travers la légende de Kosovo, un cycle épique qui dans sa version religieuse est devenu le Testament, ou le Choix de Kosovo. En 1389, à Kosovo Polje, les forces chrétiennes coalisées sous la conduite du prince serbe Lazar tentèrent vainement de s'opposer à l'avancée turque dans les Balkans. La bataille ne fut pas véritablement déterminante quant au sort de la péninsule. Les chefs des deux armées furent tués au cours du combat, qui se solda par une sorte de match nul, et il fallut encore près d'un siècle aux Turcs pour conquérir l'ensemble de la région. Cependant, la défaite de Kosovo Polje apparaît aujourd'hui encore comme un moment essentiel pour la Serbie, et elle est commémorée comme tel. Car quel qu'ait été réellement le sort des armes, la bataille est restée dans l'histoire des Serbes en tant que défaite, et c'est l'anniversaire de cette défaite qui est célébré comme une fête nationale.