En 1892, Émile Durkheim (1858-1917) s'était hasardé à prophétiser, dans un cours sur « la famille conjugale », le dépérissement de l'héritage, la disparition des « liens qui dérivaient des choses » au profit de « ceux qui venaient des personnes »1. Les plus grands esprits peuvent se tromper. En l'occurrence, il me semble que l'« erreur » d'E. Durkheim était double. D'une part, il sous-évaluait l'importance de l'héritage économique, qui ne s'est jamais démentie en dépit de l'extension du salariat : « En l'an 2000, l'ouvrier - tout comme son (sa) collègue employé(e) - gagne 2,5 fois moins qu'un cadre ; » quant aux patrimoines, « non seulement l'écart entre les ouvriers et les cadres est béant, mais l'écart entre les cadres susceptibles d'espérer une ascension patrimoniale [...] et les autres est immense », note Louis Chauvel 2.
D'autre part, E. Durkheim méconnaissait l'importance croissante prise par l'héritage culturel et les nouvelles formes d'échanges entre les générations qui en dérivent. La prolongation généralisée des scolarités a imposé peu à peu un nouveau « sentiment de l'enfance » 3. Elle a aussi prolongé la cohabitation entre générations, devenue possible - du fait de l'émancipation, en particulier sexuelle, conquise par les jeunes générations - et nécessaire - du fait de la dépendance économique prolongée consécutive à l'extension du chômage des jeunes. Mais elle a surtout profondément transformé les modes de reproduction, bien que la famille contemporaine y conserve un rôle déterminant. Alors que le patrimoine économique se transmet directement du propriétaire aux héritiers, dans « le mode de reproduction à composante scolaire »4, la transmission s'opère par l'intermédiaire de l'institution scolaire, qui délivre des labels de qualité selon des critères qui lui sont propres : la valeur du patrimoine familial est de plus en plus définie par le montant du capital scolaire détenu par l'ensemble de ses membres.
En matière de scolarisation, aujourd'hui comme hier, c'est l'héritage culturel lié à l'origine sociale qui explique l'essentiel des variations observées dans les parcours scolaires et, en définitive, les écarts de capital scolaire attesté par le diplôme 5. La croissance quantitative des diplômes n'a provoqué aucun bouleversement des ordres ni même aucune réduction des écarts, notaient Christian Baudelot et Roger Establet en 1989 6. Les chances d'obtenir un bac oscillaient alors chez les garçons de 1 à 4 (18 % pour les fils d'ouvriers contre 72 % pour les fils de cadres) ; elles étaient comprises entre 1 et 3 pour les filles (27 % pour les filles d'ouvriers et 81 % pour les filles de cadres). L'écart était encore plus net en ce qui concerne le bac général : de 1 à 7 pour les garçons (8,5 % pour les fils d'ouvriers, 62,5 % pour les fils de cadres), mais seulement de 1 à 4,8 pour les filles (15 % pour les filles d'ouvriers et 72 % pour les filles de cadres). Or, ces données semblent à peu près stables : « Au sein de la génération qui a aujourd'hui de 30 à 34 ans, un enfant de cadre a eu 21 % de chances d'accéder à une grande école contre moins de 1,1 % pour l'enfant d'ouvrier ; le premier a 23,3 % de risques de finir son parcours sans baccalauréat et le second 82,7 % », note L. Chauvel en 2001.