Rencontre avec Eric J. Hobsbawm

Capitalisme et socialisme : deux systèmes alliés ? Rencontre avec Eric J. Hobsbawm

Historien du courant marxiste britannique, Eric J. Hobsbawm est un spécialiste du xixe siècle. Avec son dernier livre, son oeuvre dresse une histoire exhaustive du capitalisme, de ses débuts à aujourd'hui.

Sciences Humaines : Vous êtes, à l'origine, un spécialiste du XIXe siècle. De ce « long XIXe siècle » que vous étudiez dans vos livres L'Ere des révolutions, L'Ere du capital et l'Ere des empires, jusqu'à L'Age des extrêmes, qui porte sur ce que vous appelez le « court XXe siècle », quel est le fil conducteur de votre oeuvre ?

Eric John Hobsbawm : L'un des fils conducteurs de mon oeuvre est l'évolution du capitalisme dans les sociétés modernes et industrielles, depuis le xviiie siècle : sa naissance, la transition entre les systèmes antérieurs et les nouvelles sociétés qu'il engendre, d'un point de vue économique, social et culturel. L'histoire du capitalisme se caractérise par une succession de crises et de restructurations, en même temps qu'il continue à conquérir le monde.

Un second fil conducteur de mes travaux est le thème de la globalisation de l'histoire du monde, à travers cette évolution très spécifique du capitalisme.

Mon objectif central a été de faire une histoire sociale, une histoire des gens ordinaires et des masses laborieuses. Mes premières études portaient sur la réaction des individus, nés dans des sociétés traditionnelles, à l'arrivée de cette nouvelle société induite par le capitalisme et ce que l'on appelle la Révolution industrielle, sur l'impact et le bouleversement des modes de vie des individus, hommes et femmes.

A partir du milieu du xviiie siècle, on observe le début d'une construction de l'économie mondiale, fondée sur le commerce et les échanges entre les colonies et les centres européens, entre les régions arriérées de l'Europe et les Etats avancés. En même temps se produit une percée d'ordre politique avec la Révolution américaine et la Révolution française. Vers la fin du xviiie siècle, on observe donc de grands changements, à la fois économiques et politiques. C'est ce que j'ai appelé « l'ère des révolutions », sans toutefois qu'il y ait de liens organiques entre ces deux types de mutation.

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Le capitalisme a constitué un tel bouleversement dans toutes les sociétés d'Europe - occidentale et centrale - qu'il reste tout au long de son existence très problématique. Il a détruit les bases des fonctionnements antérieurs et, tout en apportant un progrès énorme, il a créé des problèmes sociaux et politiques. Il a donc généré des réactions dès le début de son existence (dès les années 1820), et des projets qui visaient à le remplacer par d'autres formes de société : des conceptions socialistes sont très vite apparues, en réaction au capitalisme.

SH : A la fin de L'Ere des empires (qui porte sur la période 1875-1914), vous annoncez le déclin de la bourgeoisie et du système dont elle est issue, le capitalisme. Pourtant, on s'aperçoit aujourd'hui que ce système a survécu...

E.J.H. : Au xixe siècle, on a d'abord envisagé la possibilité de remplacer le capitalisme par une société qui ne soit plus fondée sur le marché libre et la concurrence, et le retour à un système où règne la coopération. C'est ce que les Anglais ont appelé le commonwealth coopératif (l'équivalent de la chose publique, la res publica...). A partir de là se sont développées les idées socialistes. Mais il y avait aussi ceux qui voulaient un retour au passé, en réaction contre toutes ces nouveautés. L'Eglise catholique, en particulier, s'en est faite l'expression pendant tout le xixe siècle et une bonne partie du xxe.

A chaque phase de son évolution, le capitalisme a connu une période de grand progrès matériel et technologique, un bond en avant suivi d'une crise.

Ainsi, en France, le xixe siècle de la bourgeoisie conquérante s'est terminé par une grande crise, qui a donné naissance à plusieurs phénomènes : d'une part, des progrès démocratiques en politique ; d'autre part, un important mouvement ouvrier qui voulait fonder une société nouvelle ; mais aussi à des réactions nationalistes, antisémites, xénophobes... Ces tendances ont été très prégnantes dans l'histoire de la France et celle de l'Allemagne, moins évidentes en Angleterre.