Rencontre avec David Premack

Ce que nous apprennent les chimpanzés

Enseigner un langage à des chimpanzés explique beaucoup de choses sur la fonction symbolique et l'apprentissage. David Premack étudie, dans la même logique, l'émergence de la pensée chez les enfants.

Sciences Humaines : David Premack, vous êtes surtout connu en France comme l'un des psychologues qui ont tenté d'apprendre à parler à des chimpanzés. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette entreprise ?

David Premack : A l'époque, c'était à la fin des années 50, je m'intéressais au langage. Personne n'en comprenait la nature. Pour tenter de voir ce qu'est une compétence donnée, ma technique est de l'enseigner à quelqu'un qui ne la possède pas. Si vous y réussissez, c'est que cette personne possède déjà les aptitudes de base requises pour acquérir cette compétence, aptitudes que vous pourrez identifier. Cela veut aussi dire que vous êtes parvenu à proposer à cette personne les expériences pour amener ses aptitudes latentes à s'exprimer pleinement. Le chimpanzé, qui est la créature non humaine la plus proche de l'homme, était le meilleur cobaye que je pouvais trouver.

SH : Vous n'avez jamais eu pour objectif, comme certains de vos collègues, d'engager un dialogue avec une autre espèce ?

D.P. : Certainement pas ! Je sais, il y a beaucoup de gens - y compris des collègues - qui professent que seule l'arrogance des humains les convainc de leur supériorité sur les chimpanzés, qu'il n'y a guère de différence entre eux et nous. C'est ridicule ! La différence crève les yeux ! Je ne me suis jamais posé cette question, cela va de soi. Mais quelle est exactement la nature de cette différence? Et ça, c'est une question difficile, voilà quarante ans que j'essaie d'y répondre.

Cela dit, j'aime bien les chimpanzés. J'apprécie les êtres qui ont une riche vie affective, qui expriment leurs sentiments - et c'est leur cas. J'aime leur bonheur de vivre. Un chimpanzé qui mange une pomme me fait toujours penser à Charlot qui, dans La Ruée vers l'or, se fait cuire une chaussure, et suce les lacets : même anticipation du plaisir de manger, même air de gourmandise... Ils sont également sociables et affectueux. Laissez-moi vous raconter l'histoire de Sarah, ma première acquisition. Au début, c'est moi qui l'ai prise en charge, qui l'ai nourrie, changée, etc. Puis, je l'ai confiée à quelqu'un d'autre et je suis parti. Quand je suis revenu, assez longtemps après, et que je suis entré dans la pièce où elle était assise sur une table, elle est devenue rigide et elle est tombée de la table ! Elle a été longue à me pardonner, et notre relation n'est jamais redevenue ce qu'elle avait été : en termes de mélodrame, je l'avais trahie et abandonnée.

SH : Pour apprendre à parler à des singes, vous avez été le premier à substituer au langage des signes - celui qu'on emploie avec les sourds - un langage artificiel. Pourquoi ?

D.P. : Le langage des signes repose sur la mémoire, et il laisse trop de marge à l'interprétation. Pour remplir mon objectif, j'avais besoin d'un modèle simplifié du langage humain, qui puisse être enseigné selon une procédure rigoureuse et parfaitement contrôlée. Le langage que j'ai inventé est constitué de formes découpées dans du plastique et doublées de métal. Chacune représente un mot. Pour composer une phrase, le singe doit choisir les mots appropriés parmi ceux qu'il a devant lui et les placer, l'un sous l'autre, sur un panneau aimanté. Les mots sont bien visibles, ainsi que leur disposition ; et la nature du matériel permet de simplifier ou compliquer la tâche à volonté, donc de maîtriser l'apprentissage.

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SH : Comment se déroulait cet apprentissage ?

D.P. : L'instructeur commence par établir un rapport social avec l'animal - essentiellement en lui offrant des aliments qu'il aime, dans une ambiance amicale. Puis il associe le symbole choisi pour un fruit avec ce fruit, et persuade l'animal de placer ce symbole sur le panneau avant de lui donner ce fruit. Ensuite, Sarah doit d'abord afficher le nom de l'instructeur présent (que celui-ci porte autour du cou) avant celui du fruit : « Mary pomme ». Mais pas « pomme Mary » : cet ordre des mots est refusé, car la phrase visée est « Mary donne pomme Sarah », et il ne faut pas que l'animal ait à désapprendre quelque chose.