Rencontre avec Gérard Noiriel

Ces immigrés qui ont fait la france

Ouvriers italiens, artisans russes, gouvernantes suisses…, l’immigration de masse émerge en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans ses travaux pionniers, Gérard Noiriel montre qu’elle se heurte, dès la iiie République, aux mesures discriminatoires de l’État français.

Qu’est-ce qui suscite une œuvre, une trajectoire, un engagement ? Ce sont des chemins de traverse qui ont mené Gérard Noiriel à la cité savante, explique-t-il dans Penser avec, penser contre (2003). Car dès le départ, les « fils de la grande histoire » avaient tissé les liens de sa vie… Ouvriers dans les Vosges, ses parents incarnaient en quelque sorte les « vaincus de l’histoire » Son père, tourmenté et violent, s’exile en Alsace pour retrouver du travail : la famille devient alors « immigrée de l’intérieur » et subit un sentiment d’exclusion… Enfant pauvre mais doué, G. Noiriel s’en sort scolairement – d’autant plus qu’il est poussé par des enseignants qui voyaient dans sa réussite les confirmations de leurs idéaux républicains. Il est toutefois orienté vers les « filières courtes ». L’ascension sociale s’avère dès lors difficile : il est tour à tour instituteur remplaçant, étudiant marxiste, OS à la chaîne, veilleur de nuit… Après l’agrégation d’histoire qu’il réussit tout de même à décrocher à la Sorbonne, quel meilleur sujet de thèse choisir que le monde ouvrier ?

 

Lorsque vous publiez Le Creuset français en 1988, vous êtes l’un des premiers à faire une histoire des immigrés en France que vous qualifiez d’ailleurs de « non-lieu de mémoire »

Lorsque sort Le Creuset français, en 1988, c’est le moment, d’une part, où l’on s’apprête à fêter le bicentenaire de la Révolution française et, d’autre part, où sortent les premiers volumes des Lieux de mémoire, dirigés par Pierre Nora. Dans ces lieux de mémoire « légitimes » (le Collège de France, le Panthéon…), il n’y avait pas de place pour ce phénomène majeur de l’histoire contemporaine de la France qu’est l’immigration. Au XXe siècle, la France est en effet l’un des pays du monde, comme je l’ai montré, qui doit le plus à l’immigration, autant sinon plus que les États-Unis.

En intitulant mon premier chapitre « Non-lieu de mémoire », je voulais questionner la part de responsabilité des historiens (ne serait-ce qu’en ne s’intéressant pas au sujet) dans cette vision toujours négative donnée de l’immigration, et récupérée ensuite par l’extrême droite. Jusqu’au milieu des années 1980 en effet, l’histoire de l’immigration n’était pas un objet de la recherche historique légitime en France. L’histoire de l’immigration s’est constituée comme domaine autonome de la recherche par le rassemblement de plusieurs courants de recherche (histoire politique, histoire sociale…) et aujourd’hui, on peut parler d’un domaine très dynamique, stimulé aussi par la conjoncture : la montée du Front national, de la xénophobie et de l’antisémitisme.

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Quand, pourquoi, comment l’immigration de masse débute-t-elle en France ?

L’immigration de masse date du début de la révolution industrielle. C’est-à-dire, en France, de la phase d’expansion industrielle du Second Empire – seconde moitié du XIXe siècle. Dans le cas français, la précocité du mouvement malthusien (alors que les autres pays européens ont encore une très forte natalité), est un phénomène tout à fait décisif qui va engendrer l’immigration de masse. À cela s’ajoute une forte résistance des petits paysans propriétaires et des artisans à aller travailler dans les usines.

, n° 144, décembre 2003.