C'était en mars 1999. L'unité de production de jeans Levi Strauss, à La Bassée (Nord), fermait pour cause de délocalisation. 541 salariés, en grande majorité (86 %) des femmes, étaient brutalement privés d'emploi. Un plan social « généreux » avait cependant été négocié pour garantir aux licenciés signataires de la convention de conversion, outre une prime de licenciement, une aide à leur reclassement passant par les services d'un cabinet privé recruté pour dix mois.
Que sont devenus ces hommes, et surtout ces femmes, dont beaucoup avaient consacré à la compagnie transnationale entre vingt et trente ans de leur vie active ? Nul ne le sait avec précision, car les agences locales pour l'emploi ne suivent pas les chômeurs en fonction de leur entreprise d'origine 1. En février 2000, le bilan de fin de mission du cabinet de reclassement indiquait que 161 licenciés 2 avaient alors un « emploi ». Mais une lecture plus attentive du document révélait que parmi eux, 35 seulement avaient un contrat à durée indéterminée. Confirmant ce résultat décevant, des agents de l'ANPE parlaient de « l'un des pires taux de reclassement » connus dans le bassin d'emploi.
Cependant, il n'y avait là rien d'exceptionnel. Avant comme après mars 1999, des restructurations en série suivies de licenciements massifs ont régulièrement amené les observateurs à constater les limites des dispositifs de reclassement et à s'interroger sur les causes de leur relatif échec. Par-delà le cas particulier des ouvrières du textile et des autres victimes de licenciements collectifs, ce questionnement rejoint une préoccupation plus générale concernant la trajectoire des personnes durablement privées d'emploi : comment se fait-il qu'en dépit de l'accompagnement dont elles bénéficient dans le cadre des dispositifs d'aide au retour à l'emploi, elles soient si nombreuses à connaître un chômage prolongé ?
« Il faut tourner la page, regarder devant ! »
A en juger d'après la trajectoire d'un groupe d'ex-ouvrières de chez Levi's suivies depuis 1999, une partie de la réponse réside dans la qualité de cet accompagnement 3. A la première rencontre, elles étaient toutes au chômage et, par définition, n'avaient aucune idée précise de leur devenir. Aujourd'hui, elles ont presque toutes une activité rémunérée, plus ou moins (in)stable. Entre deux, la plupart ont connu de très longues périodes d'inactivité forcée (trois à quatre années d'inactivité contrainte, entrecoupées d'activités épisodiques qu'il s'agisse de petits stages sans lendemain, ou de petites activités mal rémunérées et temporaires). Que s'est-il passé ?
Au lendemain de leur licenciement, les ouvrières du textile ont été contraintes de revenir régulièrement sur les lieux du travail. En effet, le cabinet de reclassement n'avait rien trouvé de mieux que de s'installer dans les locaux de l'usine fermée d'où n'avaient pas encore été évacuées les machines à coudre. Bientôt, celles-ci seraient enlevées, mais pendant quelque temps encore les filles licenciées pouvaient se laisser aller à un moment de nostalgie et chercher à repérer derrière une vitre ou un rideau leur ancien outil de travail : « C'est pas votre machine, c'est plus votre usine ! Il faut tourner la page, regarder devant ! », leur lançait-on alors. Et à toutes, on ne cessait de dire dès les premiers jours : « Il faut oublier, faire le deuil ! »