Chine et Europe, la grande divergence

En 1720, la Chine des Qing est l’hyperpuissance mondiale. Au 19e siècle, alors que l’Empire sombre dans les guerres et les famines, l’Angleterre prospère. Que s’est-il passé ?

De toute éternité, la Chine aurait été économiquement arriérée face à l’Europe. Voici un stéréotype tenace, propagé par les voyageurs de la Chine du 20e siècle. Bien sûr, quelques érudits savaient que dans un lointain passé, les visiteurs occidentaux avaient été éblouis par la prospérité de l’Empire du Milieu. Mais ce n’est que récemment que les recherches ont pu suggérer que les zones économiquement les plus développées de Chine et d’Europe connaissaient un niveau de vie comparable jusqu’à la fin du 18e siècle, à la veille de la Révolution industrielle britannique. Ce constat nous oblige à repenser la rupture effectuée par l’Europe au 19e siècle, lorsqu’elle a amorcé une croissance ininterrompue.

Depuis 1965, les études en histoire économique de l’Europe se sont éloignées de leur conclusion initiale. Celle-ci concevait l’industrialisation comme un big-bang rayonnant autour de la Grande-Bretagne. Le phénomène a été reconceptualisé comme une proto-industrialisation, un processus long, fait de marchés en croissance lente, de division du travail, d’un cumul de petites innovations, et de foules de personnes accumulant de petits profits. Cette croissance graduelle, nourrie par les marchés, fut sûrement cruciale.

Entre Bas-Yangzi et Angleterre

Mais en cela, l’Europe ne différait en rien de l’Asie orientale. Les dynamiques smithiennes – la croissance par l’extension des échanges et la division du travail, sans évolution technologique spectaculaire – étaient à l’œuvre autant en Europe de l’Ouest qu’au Japon et en Chine de l’Est, et elles n’ont pas métamorphosé les sociétés. Ce n’est qu’au terme de ces processus que des zones ayant atteint un fort degré de développement se sont heurtées à des contraintes sur les ressources, du fait de la croissance démographique. La Grande-Bretagne a échappé en partie à ce piège en mobilisant, en plus de la technologie et des institutions, les ressources des Amériques, et le charbon sur son sol. Dans d’autres régions comme les Flandres ou la Hollande, la proto-industrialisation et une agriculture à hauts rendements tournée vers la production commerciale ont mené à des contractions similaires à celles qu’ont connues le delta du Yangzi en Chine ou la province du Kinai au Japon, et non au succès industriel de l’Angleterre.

Vous aurez noté que je porte l’analyse à l’échelle de régions, pas sur des continents ou des nations contemporaines. D’abord, parce que les continents sont des unités bien trop vastes et hétérogènes. Ensuite, la taille de certaines unités politiques asiatiques rend artificiel tout parallèle avec les nations européennes. La Chine est à elle seule aussi variée que l’ensemble du continent européen en termes de milieux naturels ou de niveaux de développement. C’est pourquoi le delta du Yangzi peut se comparer avec l’Angleterre. Le Bas-Yangzi, dont la population en 1770 avoisinait les 31,5 millions d’habitants, était alors une province exportant du riz et important des vêtements, et aussi la région la plus développée de l’Empire. Ce n’est qu’en comprenant le développement économique comme le résultat d’interactions entre régions que nous pourrons expliquer les similarités du monde d’avant 1800, et les divergences qu’il allait connaître.