L'intérêt des sociologues pour les représentations sociales et les rôles des idées dans la vie sociale n'est pas nouveau. Mais la plupart des sociologues « classiques » étudient la pensée en société sous l'angle des représentations collectives, des idéologies et des visions du monde qui enferment les acteurs dans un univers mental qui leur échappe. Pour Karl Marx, l'idéologie, comme la religion, est synonyme d'aliénation. Chez Emile Durkheim, les représentations collectives sont d'abord un ciment du social (voir l'article, p. 16). Les idéologies jouent pour les sociologues le même rôle que la « culture » pour les anthropologues. Elles forment un ensemble de « croyances » qui soudent les groupes, dont les individus sont prisonniers et par lesquelles ils sont mystifiés. La pensée des individus ou des groupes ne sert pas à connaître mais à croire.
Désormais, les sociologues ne voient plus les choses ainsi. Il s'est produit depuis quelque temps une révolution copernicienne dans la façon de considérer la pensée en société. Loin d'être un simple automate social, englué dans les croyances et les normes, on découvre que l'individu en société dispose d'aptitudes cognitives. Qu'il s'agisse du consommateur, de l'électeur, du salarié ou de la ménagère, l'individu raisonne, analyse, réfléchit. Bref, il est jugé « compétent ». Et ces connaissances ne sont pas de simples « représentations », des miroirs déformés du monde social. Elles sont constitutives de l'activité sociale et contribuent à l'orienter.
De l'ethnométhodologie à la sociologie cognitive
La prise de conscience des aptitudes cognitives des acteurs s'est imposée par l'intermédiaire de plusieurs courants différents. On peut les regrouper selon trois axes: le premier est centré sur les approches de l'ethnométhodologie et de la sociologie cognitive; le deuxième sur la théorie du choix rationnel; le troisième sur la sociologie de la réflexivité.
En 1967, Harold Garfinkel publie Studies of Ethnomethodology, ouvrage qui allait faire date dans l'histoire de la sociologie américaine. Parmi ses études, l'auteur décrivait l'histoire d'un jeune transsexuel - nommé Agnès - qui avait subi une opération pour devenir une femme. Ce qui intéressait H. Garfinkel était la façon dont Agnès allait devoir acquérir sa féminité sur les plans de la vie quotidienne (se maquiller, s'habiller en femme, etc.). Les attitudes et pratiques qui, chez une femme « normale », sont devenues routinières, banales, devaient, pour Agnès, faire l'objet d'un long apprentissage. H. Garfinkel a nommé « ethnométhodes » ces connaissances implicites et savoirs pratiques utilisés par les acteurs sociaux dans leur vie courante. Pour faire la cuisine, choisir un vêtement, se comporter de façon adaptée dans un restaurant, conduire une automobile, il faut maîtriser une foule de savoirs devenus invisibles à force d'être « routinisés ». Ils sont pourtant nécessaires pour évoluer dans une société. On prend conscience de ces ethnométhodes lorsque l'on voyage dans un pays inconnu dont on ne connaît pas les codes de civilité (comment saluer les gens, faut-il donner un pourboire au serveur, combien ?, etc.). Les ethnométhodes relèvent de savoir-faire si ordinaires qu'on n'y prête plus attention, elles apparaissent comme naturelles alors qu'elles sont le résultat d'un long apprentissage intériorisé. Au fil du temps, cette construction sociale s'efface et prend l'apparence du naturel.