Chacun peut constater l’emprise des chiffres dans nos quotidiens et dans nos choix, dans les manières de diriger ou de gouverner, dans les décisions individuelles ou collectives, dans nos gestes les plus ordinaires comme dans les actions les plus réfléchies. Si nous sommes convaincus du réchauffement climatique, c’est en raison des mesures produites et commentées par les climatologues ; si des mesures sanitaires sont décidées et appliquées, c’est parce que les données épidémiologiques sur la pandémie donnent réalité à un phénomène largement invisible ; si notre système de navigation nous incite à changer d’itinéraire, c’est parce qu’il estime qu’en fonction des données de circulation, le nouveau trajet prendra moins de temps ; si les décideurs politiques engagent des réformes politiques, c’est à la vue d’indicateurs économiques ou d’enquêtes sociales sur l’état de la société. Lors de nos achats quotidiens, nous rencontrons également de nombreux chiffres : des prix, mais aussi des poids, des volumes, des quantités et des dates de péremption, mais également des évaluations laissées par les clients précédents. De même que nos choix politiques peuvent être influencés par les pourcentages issus des sondages d’opinion.
« Voulez-vous croire au réel ?
Mesurez-le ! »
Dans les représentations courantes et dans la bouche des experts, les chiffres ont une capacité à décrire le monde qui nous entoure, et à le rendre accessible, compréhensible, intelligible, objectif. Le grand physicien anglais du 19e siècle Lord Kelvin ne disait-il pas que « dénué de la capacité de mesurer, le savoir reste ingrat et bien peu satisfaisant » (1883) ? Gaston Bachelard n’écrivait-il pas « Voulez-vous croire au réel ? Mesurez-le ! » (1927) ? Selon une affirmation que l’on prête à une pionnière de l’informatique, l’Américaine Grace Hopper, « une mesure précise vaut mille avis d’experts ». Et dans le domaine des sciences du management et de la gestion, il est souvent rappelé qu’on ne peut tout simplement pas gérer quelque chose qu’on ne peut pas mesurer.
Nous pourrions multiplier les formules défendant l’idée que pour bien connaître et pour bien agir, il faut mesurer. Les chiffres semblent constituer les prismes à travers lesquels nous connaissons le monde et grâce auxquels nous agissons de manière rationnelle : quantifier les choses aiderait à mieux les connaître, à mieux les comprendre et à mieux agir sur elles. Et même s’il y a parfois des controverses sur les chiffres, sur les manières de calculer et sur leur interprétation, on garde confiance dans l’idée qu’ils sont aptes à énoncer des faits, à décrire des réalités, à donner du sens aux événements, quitte à mieux les calculer, quitte à en reformer la définition (songeons par exemple aux discussions sur le PIB et aux tentatives de le remplacer par des indicateurs dits « alternatifs »). Cette manière de concevoir les chiffres et les démarches de quantification est un héritage des rencontres qui s’opèrent, notamment à partir du 19e siècle, entre la science, ses méthodes et ses valeurs (rationalité, vérité, objectivité), l’industrie et les développements techniques, la société et ses transformations politiques et sociales. Les démarches de quantification se diffusent en même temps que les sciences et les techniques augmentent leur emprise sur les sociétés. D’une certaine manière, la quantification, qui était simplement un des ingrédients (parmi beaucoup d’autres) de la démarche scientifique, devient progressivement le symbole de la science (de son objectivité et de son exactitude) : selon les apparences, quantifier, c’est faire œuvre de science.
La mise en chiffres, au moins aussi ancienne que l’écriture
Pour ne pas se laisser aveugler par cette manière de penser, pour interroger ce mariage entre « quantification » et « science », il faut se plonger dans l’histoire. Après tout, est-ce bien pour connaître le monde et le décrire de manière savante que les moines utilisaient des bougies pour compter le temps écoulé et ainsi rythmer la vie monastique en sonnant les heures des offices ? Est-ce pour ces raisons que les paysans de l’Antiquité gréco-romaine utilisaient l’unité « journée » ou « journal » pour désigner la surface de terre qu’un individu pouvait travailler (en la labourant, la fauchant, la récoltant) en une journée ? Est-ce la recherche d’une forme de vérité qui nous pousse à noter les restaurants où nous déjeunons ou les hôtels où nous séjournons ? Plus généralement, les pratiques de mise en chiffres, les outils de comptage et d’évaluation quantitative sont largement indépendants des quêtes savantes et des interrogations philosophiques sur les propriétés de la nature. Les premiers recensements de population n’avaient pas pour vocation première de contribuer à bâtir la science démographique ; les premiers outils d’arpentage n’avaient pas pour ambition de construire la science géographique ; les premières horloges mécaniques à la fin du Moyen Âge n’étaient pas destinées à mesurer le temps dans les expériences de physique. Les pratiques profanes de mise en chiffres ne se confondent pas avec les démarches savantes de mesure : même si, aujourd’hui, les manières de mesurer le temps, les poids ou les longueurs sont identiques dans un laboratoire de physique et dans nos vies quotidiennes (à la précision exigée près), il faut prendre conscience que cette situation est plutôt récente à l’échelle de l’histoire des sociétés humaines.