Benjamin Stora
« Enseigner l’histoire des “autres” »
Une rupture invisible travaille la société française, mise au jour lors de la manifestation du 11 janvier 2015 : les gens des « quartiers sensibles » étaient absents, ayant le sentiment que le combat pour Charlie Hebdo et la liberté d’expression n’était pas le leur… Il faut comprendre la raison d’une telle rupture : en France, il existe une méconnaissance de l’histoire des « autres », c’est-à-dire principalement de l’histoire des Maghrébins de France – puisque, rappelons-le, quand on évoque « les musulmans de France », 80 % d’entre eux sont des Maghrébins. Alors qu’à l’inverse, les Maghrébins de France connaissent tout de l’histoire nationale. C’est donc cet écart qu’il faut combler. J’ai été conseiller historique du film d’Ismaël Ferroukhi (2011), Les Hommes libres, qui mettait en scène l’attitude des musulmans à Paris sous l’Occupation… La réaction du public fut déconcertante : les spectateurs, très surpris d’apprendre qu’il existait des Maghrébins en France en 1940, allaient jusqu’à mettre en doute la véracité historique du film ! Pour moi, la laïcité à l’école doit donc passer par l’enseignement du fait religieux mais, tout autant, par celui de l’histoire culturelle et politique du Maghreb. Cela concerne plusieurs millions de personnes en France, que l’on ne peut pas se contenter de définir par leur appartenance religieuse : il faut connaître du Maghreb, au-delà de sa seule histoire coloniale, l’histoire de ses mouvements politiques et de ses élites, comme les trajectoires migratoires des personnes : pourquoi et quand des Maghrébins sont-ils venus en France, combien étaient-ils ? Un tel enseignement permettrait de reconnecter l’histoire du Maghreb avec l’histoire nationale, et de résorber cette rupture invisible qui travaille la population française.
Benjamin Stora est historien (université Paris‑XIII) et président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.
Henri Peña-Ruiz
« Réaffirmer la neutralité de l’État »
La Charte de la laïcité de l’école (NDLR : présentée par le ministère de l’Éducation nationale en septembre 2013) est une bonne chose, mais j’observe un divorce entre les proclamations de principe contenues dans cette charte, où la laïcité est encensée de façon incantatoire, et les attitudes réelles du gouvernement et des élus qui, par clientélisme ou sous prétexte d’accommodements raisonnables, la bafouent. Je trouve notamment inacceptable que l’on laisse en l’état la loi Carles (28 septembre 2009) qui met à la charge des communes la scolarisation d’enfants dans des écoles privées des communes voisines. Il s’agit d’une aggravation de la loi Debré (1959) qui étend de manière illégitime les privilèges de l’école religieuse en France. Comment un gouvernement défendant la laïcité peut-il laisser cette loi en l’état ? De la même manière, la mairie de Paris exalte la laïcité mais consacre 70 000 euros à une soirée pour la rupture du jeûne de ramadan dans les salons de l’hôtel de ville, avec l’argent des contribuables de la ville ! Il faut donc mieux respecter le principe selon lequel le religieux n’a pas à être financé par la puissance publique, qui figure dans l’article 2 de la loi de 1905 – et réserver l’argent public à ce qui est d’intérêt général : dispensaires de soins, centres de culture, aide aux devoirs pour les jeunes en difficulté scolaire… Il ne s’agit pas de s’en prendre aux religions, mais plutôt de reconnaître l’égalité de droit des croyants, des agnostiques et des athées, et il n’y a de privilège public à apporter à aucun d’entre eux. De ce point de vue, il est essentiel de défendre la neutralité à l’école publique, qui accueille des enfants issus de tous milieux et traditions et vise avant tout à les instruire et les prépare à devenir des citoyens : elle se doit donc de mettre en avant ce qui est commun à tous et non pas de relayer les tensions interconfessionnelles existant dans la société civile.
