Comment se fabrique le patrimoine ?

Comment les traces du passé, lointain ou proche, acquièrent-elles le statut d'objet de notre patrimoine culturel ? Tout un processus est nécessaire dans lequel la transmission prend la forme d'une « filiation inversée ».

Lorsque l'on parle de patrimoine, nous pensons tous à un héritage. Qu'il soit familial (même simplement constitué de quelques objets, voire de photos ou de portraits de famille), culturel (monuments, objets d'art ou d'archéologie, objets d'arts et traditions populaires, savoir faire, etc.) ou naturel (paysages, éléments naturels, ressources de la planète, voire l'ensemble de la planète elle-même), le patrimoine implique l'idée de quelque chose qui nous a été transmis par ceux qui nous ont précédés.

Voilà qui plaide pour une assimilation entre les différents types de patrimoine. Cependant, à la différence des biens appartenant à une personne, nous avons obligation de conserver le patrimoine culturel (et aussi le patrimoine naturel) pour le transmettre aux générations futures. Ce patrimoine culturel, auquel nous allons nous intéresser plus particulièrement, ne peut plus aujourd'hui être ni vendu, ni donné à des particuliers, ni détruit. Telle est donc la différence essentielle entre patrimoine familial et culturel : ce dernier est retiré du circuit des échanges économiques alors que le patrimoine d'une personne est précisément ce qu'elle peut vendre, échanger, donner, voire détruire.

Pourtant, il y a bien une démarche commune, et des liens de similitude entre les transmissions des patrimoines familial et culturel. Cette obligation de garder des objets en vue de les transmettre ne se fait-elle pas ressentir aussi lorsqu'il s'agit de la photo de mariage des arrière-grands-parents (sur fond de guerre 14-18), ou du service à thé, un peu ébréché de la grand-mère ?

Le comportement des héritiers au moment d'un héritage fournit un exemple d'une « logique de la trouvaille » - selon l'expression d'Umberto Eco 1 - qui est au fondement du patrimoine culturel. Ne voit-on pas en effet des objets qui n'avaient aucune valeur autre que d'usage, ou bien qui semblaient jusqu'alors ne présenter aucun intérêt, prendre soudain une valeur inestimable simplement parce qu'ils sont vus avec un autre oeil ? A savoir, comme les représentants d'un monde disparu ou en train de disparaître (celui des parents ou grands-parents, de son enfance, etc.) ; comme le dernier lien matériel et réel avec des êtres dont on se dit héritier.

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Choisir ce qui fait patrimoine

Héritier, en un double sens : au sens courant, de celui qui reçoit des choses de ses parents en héritage. Mais aussi, en un sens quasi patrimonial, de celui qui porte un autre regard sur des objets qui lui paraissent traduire un aspect particulier de sa relation avec le disparu, dont il s'estime le dépositaire et le continuateur. On sait en effet que tout héritage appelle des choix, et souvent implique des négociations, sur ce dont on souhaite hériter effectivement.

Cet exemple de la vie ordinaire présente l'intérêt de nous situer à la frontière entre les deux acceptions contradictoires du terme patrimoine : d'un côté, le patrimoine comme ensemble des biens d'une personne dont on peut hériter ; de l'autre, le patrimoine comme ce que l'on juge devoir garder en tant que lien physique avec des êtres disparus. Il nous permet de mieux saisir ce qui fait l'originalité de cette forme de transmission culturelle que constitue la patrimonialisation des objets ; ou, en d'autres termes, la production de notre patrimoine culturel.

Il s'agit tout d'abord d'une transmission qui s'opère à partir de ceux qui reçoivent et non de ceux qui donnent. D'où la place centrale de la découverte de l'objet - ce qui en fait une trouvaille -, même si ceux qui le découvrent l'ont toujours eu sous les yeux. La main est donc du côté des héritiers, non de celui des donateurs. Cela ne signifie pas, loin s'en faut, que les premiers s'affranchissent des seconds ; il y a au contraire une reconnaissance d'une valeur, d'une supériorité, d'une antériorité - bref, d'une grandeur - de ceux qui ont produit l'objet de patrimoine. Ils sont même considérés comme des êtres qui sont aux origines de la culture, de notre culture. Mais, évidemment, cette reconnaissance de leur grandeur est dépendante du choix que nous avons fait parmi les objets. C'est toute la différence qui existe entre la transmission par patrimonialisation et la transmission par héritage, par mémoire ou par tradition qui a pour caractéristique d'ôter tout choix à celui qui reçoit : on hérite parce qu'on est descendant, on se souvient par ce qu'on doit se souvenir en tant que membre du groupe, et on fait ainsi parce qu'on reproduit ce que l'on a appris.