Comment se transforment les modèles productifs

On sait aujourd'hui que l'idée d'une succession de modèles productifs (taylorisme, fordisme, toyotisme...) est un mythe. Il n'y a pas de modèle universel de production : la mésaventure des constructeurs automobiles japonais dans les années 90 l'atteste.

Il y a dix ans encore, l'expansion des firmes japonaises ne semblait pouvoir être contenue que si les firmes américaines et européennes assimilaient le plus rapidement possible les méthodes de gestion qui leur étaient prêtées. Les salariés, comme les fournisseurs, devaient admettre les nouvelles normes de production venues du Japon, sous peine de précipiter la ruine de leur employeur ou commanditaire.

Ce sentiment fut consacré par un ouvrage, au retentissement mondial, The Machine that Changed the World, écrit par des chercheurs du MIT (International Motor Vehicle Programme) 1 qui montrèrent, à partir d'une étude comparative systématique des usines d'assemblage automobile dans le monde, que la productivité des constructeurs japonais était nettement supérieure, quel que soit leur pays d'implantation.

Les auteurs expliquaient cette supériorité par l'adéquation de leur système de production 2 aux exigences d'un marché international de plus en plus étendu, varié, variable et concurrentiel. Ce système de production était caractérisé, selon eux, par la chasse systématique aux gaspillages et à la non-qualité, par une offre automobile suivant au plus près l'évolution de la demande, par le pilotage flexible de la production en fonction des commandes et par la participation active des salariés et des fournisseurs aux objectifs d'amélioration continue des performances. Pour exprimer l'esprit de ce système, ils l'appelèrent lean production, terme qui fut traduit en français par « production au plus juste ».

Tant dans les milieux professionnels que dans les milieux académiques, la cause parut dès lors entendue : un nouveau modèle productif était né et il était appelé à remplacer le vieux modèle dit « taylorien-fordien », qui avait démontré, par sa rigidité organisationnelle et le rejet social dont il était l'objet, son incapacité à répondre aux nouvelles exigences du marché et de la société. L'accélération de la libéralisation des échanges internationaux et la globalisation de la concurrence dans les années 90 semblèrent confirmer la nécessité pour les entreprises d'être très réactives au marché et économes en moyens, grâce à la participation de tous. En permettant de répondre à ces exigences, la production au plus juste était appelée à changer le monde, comme l'annonçait le titre de la version française de l'ouvrage du MIT 3.

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Et pourtant, quelque dix ans plus tard, cette conviction, quasi unanime, paraît bien émoussée. Comment se fait-il que le système qui devait changer le monde n'ait pas empêché le pays qui l'aurait vu naître de sombrer dans une longue période de marasme économique, qui n'est toujours pas achevée ? Comment comprendre que des firmes comme Nissan, Mazda et Mitsubishi, considérées jusque-là comme représentant le modèle de production japonais au même titre que les autres firmes de ce pays, se soient retrouvées à la fin des années 90 en situation de devoir rechercher des alliances capitalistiques ou d'être finalement absorbées pour éviter la faillite ?

Un système qui n'a pas empêché la crise au Japon

Les chercheurs en sciences sociales, qui ont constitué en 1992 le réseau international Gerpisa (Groupe d'études et de recherche permanent sur l'industrie et les salariés de l'automobile) 4, émettaient alors pour les uns des réserves concernant la thèse de l'équipe du MIT, et pour les autres de franches critiques.

Leurs doutes étaient alimentés par plusieurs considérations. Certains chercheurs japonais du réseau soulignaient qu'il existait d'importantes différences entre les entreprises au Japon comme dans n'importe quel autre pays, et qu'il était dangereux de généraliser. Ils apprenaient aussi aux autres membres du Gerpisa qu'une firme aussi emblématique que Toyota avait connu une crise du travail importante en 1990, et qu'elle avait été obligée de procéder depuis à de substantielles transformations de son système de production 5. Des économistes énonçaient les conditions particulièrement difficiles à réunir pour une homogénéisation mondiale des marchés, et insistaient en conséquence sur la probabilité qu'apparaissent a minima de très nombreuses variantes du nouveau modèle. Des historiens rappelaient les échecs de la transplantation du système Ford de production de masse hors des Etats-Unis durant l'entre-deux-guerres et la profitabilité longtemps supérieure des constructeurs locaux, suggérant ainsi qu'un modèle productif a des conditions de possibilité qui en limitent la diffusion 6. Des sociologues contestaient que la production au plus juste puisse amorcer une inversion durable de la division du travail entre la conception et l'exécution et changer radicalement le contenu du travail 7.

Il n'y a jamais eu un seul modèle productif

Bref, les membres du Gerpisa ont considéré que la pluralité des modèles productifs était une hypothèse au moins aussi importante à tester que celle de la diffusion d'un modèle unique qui serait seul susceptible d'assurer la profitabilité des firmes. C'est la raison pour laquelle ils lancèrent le programme international de recherche « Emergence de nouveaux modèles industriels » (1993-1996), suivi aussitôt par un second programme, « L'industrie automobile entre mondialisation et régionalisation » (1997-1999), qui permit d'en compléter et d'en élargir les conclusions.