Comprendre les professions : l'apport de la sociologie

Les professions, ce sont des identités à construire, des statuts à défendre, des territoires à protéger, des clientèles à rassurer... Autant d'enjeux que la sociologie des professions s'est employée à décrypter de part et d'autre de l'Atlantique.

Pourquoi l'exercice de la médecine est-il réservé, dans la plupart des pays du monde, à des titulaires de diplômes particuliers alors que celui de la psychanalyse ne l'est pas ? Pourquoi les architectes sont-ils généralement organisés en Ordre, mais pas les ingénieurs ? Pourquoi parle-t-on de professions libérales alors qu'elles sont de plus en plus salariées ? Toutes ces questions font pénétrer au coeur de la sociologie des professions telle qu'elle s'est développée aux Etats-Unis depuis le début du xxe siècle.

La langue française ne donne pas un sens très précis au terme de profession, qui peut désigner aussi bien le métier, l'activité professionnelle, la profession à statut, le groupe professionnel, l'emploi, le corps, la corporation, etc. La langue anglaise distingue nettement les professions des occupations ordinaires. Est définie comme profession une activité professionnelle qui utilise un savoir abstrait, long à acquérir, pour résoudre des problèmes concrets de la société. La qualité du service rendu exige un contrôle scientifique de la formation et un contrôle éthique de la pratique. Seul le collectif de pairs peut se porter garant de la production des professionnels et de la valeur de leurs prestations. C'est le cas chez les médecins et les avocats. Ils ont leurs propres écoles supérieures, leurs Ordres, leurs codes de déontologie. Leur activité est empreinte de valeurs universalistes et ils en retiraient jadis un revenu, du prestige et un pouvoir importants. L'accès au marché est restreint aux seuls titulaires de diplômes. Ces professions échappent donc aux « lois » du marché. Du coup, de façon récurrente, vont être dénoncés les privilèges, jugés exorbitants et néfastes à l'aune de l'idéal de la « liberté du travail ». Certains diront que les médecins se protègent de la concurrence par un numerus clausus. D'autres affirmeront au contraire que cette entrave au marché est nécessaire. En effet, si tout le monde pouvait se prétendre médecin et si l'exercice de la médecine n'était pas éthiquement contrôlé par les pairs, ne risquerait-on pas de voir le bon docteur Jekill se transformer en diabolique Mister Hyde ?

Les seules vraies professions, selon la terminologie anglo-saxonne classique, sont celles qui contribuent à la régulation et au contrôle de la structure sociale, en mettant en oeuvre un ensemble de valeurs spécifiques (universalisme, spécificité fonctionnelle, neutralité affective). Partant de la médecine et des professions juridiques, le sociologue américain Talcott Parsons 1 construit dans les années 50 l'idéal-type de la profession. Elle est nécessairement libérale, au service de personnes pour le bien commun. Cette volonté de trier le bon grain de l'ivraie, les « vraies » des « semi » professions, exprime, chez T. Parsons et ses successeurs, la crainte des déséquilibres issus du désir d'un nombre croissant d'occupations (au sens anglo-saxon du terme) de se faire professions. Des occupations vont cogner à la porte pour obtenir une reconnaissance professionnelle. Aux Etats-Unis, ce sont les cours suprêmes qui statuent en évaluant les occupations candidates par des critères que reprennent en fait les sociologues. Est-ce à dire que les juristes sont aussi bon sociologues que les sociologues ? Ou que les sociologues ont imprudemment accepté, sans les discuter, les définitions construites pour des besoins spécifiques qui ne sont pas les leurs ?

Pour un sociologue tel que Everett C. Hughes 2, l'affaire est entendue : T. Parsons et ses ouailles se sont fourvoyés. Plutôt que de se demander si telle occupation est une profession, il vaut mieux comprendre dans quelles circonstances les membres d'une occupation tentent de la transformer en profession. On ne peut s'en tenir à ce que les professions prétendent être, en transcrivant en catégories savantes les catégories spontanées de perception de soi des professionnels. Pour découvrir ce qu'elles sont, il faut en étudier « l'histoire naturelle », la socialisation, les carrières, le travail concret... Bref, il convient de passer d'une approche des professions comme structures (comme chez T. Parsons) à une approche des occupations comme acteurs collectifs.