De Georg Simmel à Alain Touraine, en passant par Charles Tilly et Ralf Dahrendorf, nombreux sont les sociologues qui ont établi un lien étroit entre les notions de conflit et de changement social. A cet égard, l'héritage de Karl Marx conserve un relief particulier. Avec le concept de lutte de classes, l'auteur du Capital a institué le conflit comme l'un des outils majeurs des transformations qui touchent, non seulement les sociétés et leurs structures, mais aussi l'histoire de l'humanité. A ce statut historique du conflit s'ajoute une fonction politique éminente. Par son action, il peut entraîner des processus révolutionnaires et des mutations politiques qui mettent en cause l'état des sociétés et des pouvoirs existants.
L'approche de Marx a donc pour particularité de pousser la notion de conflit jusqu'à ses ultimes conséquences. Le conflit apparaît chez lui comme une catégorie historique et politique immanente, sujet à un anoblissement théorique peut-être sans précédent. Cependant, au regard des évolutions qui ont modelé les sociétés capitalistes, cette conception est devenue problématique.
Selon Marx, le conflit a pour fonction de viser à la destruction des sociétés dans lesquelles il apparaît : il agit contre la société en place. Mais l'émergence de la théorie de Marx appartient à un autre contexte historique que celui que nous vivons aujourd'hui : entre les deux, un principe essentiel de la philosophie politique, la démocratie, a fait son chemin. Sa mise en oeuvre transforme en profondeur les rapports entre conflit et changement social. Parce qu'elle reflète les luttes d'intérêts, les confrontations et les débats qui traversent la société, la démocratie repose sur le conflit, mais aussi sur les systèmes de règles que ce dernier engendre. Dans ce cadre, le conflit n'est plus seulement appelé à produire du changement social : il est aussi un produit du changement social. Il n'a plus forcément pour rôle exclusif d'agir sur la société. Il est lui-même « agi » par la société qui le transforme à son tour, le modèle et le dessine, en faisant par là-même un instrument de sa propre reproduction. En d'autres termes, le conflit n'est plus seulement une instance d'opposition sociale. Il est aussi une instance de reproduction sociale qui s'adapte aux sociétés qui l'environnent, tout en favorisant l'adaptation de celles-ci aux changements qui les affectent.
Les formes prises par les conflits modernes découlent, entre autres raisons, des mutations concernant le rôle et la place des conflits du travail dans la société. Hier, les conflits du travail répondaient à des traits désormais bien connus. Ils marquaient souvent de leur empreinte d'autres types de luttes. La condition ouvrière constituait la figure emblématique de la domination sociale et du sujet dominé. Quant à la grève, elle formait le pivot sublimé de l'action collective. Ainsi les conflits du travail servaient de modèles d'action à beaucoup d'autres mouvements protestataires. A eux seuls, ils semblaient parfois incarner la totalité des conflits sociaux : en maintes circonstances, ils s'appuyaient sur de très larges mobilisations et étaient porteurs d'un projet de société global.
De nouveaux espaces de mobilisation
Aujourd'hui, la part prise par les conflits du travail s'est affaiblie. De 1947 à 1958, en France, la moyenne annuelle des journées individuelles non travaillées pour fait de grève était de 6 734 600. De 1980 à 1994, elle n'est plus que de 1 085 600. Dans les secteurs privé ou semi-public, les taux de conflictualité se situent aujourd'hui à des seuils jamais atteints depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : en 1998, on y comptait à peine 353 176 jours de grèves. En fait, l'univers du travail ne se définit plus comme le lieu central et quasi-exclusif de la socialisation du conflit.
Aujourd'hui de nouveaux conflits sociaux apparaissent, qui ne se réfèrent plus à la seule production économique ou à ses effets politiques : il en est ainsi des luttes de femmes, des conflits revendiquant le droit au logement, du mouvement des sans-papiers, etc. Certes, les revendications matérielles perdurent, tout comme les mobilisations collectives qu'elles génèrent : la grande grève de décembre 1995 constitue un exemple en la matière. L'essor des revendications dites postmatérialistes n'efface pas les anciens types de conflits. L'histoire des luttes sociales ne se résume pas à une succession purement mécanique et linéaire de phases dont les plus récentes nieraient totalement celles qui les ont devancées.
L'histoire ne procède ni par éradication, ni par occultation : elle est plutôt agrégation d'agir(s) conflictuels multiples, de natures toujours plus distinctes et de sources diverses. Mais si les valeurs matérielles liées à la production économique occupent une part réelle dans les espaces de la mobilisation collective, elles jouent de moins en moins un rôle décisif sur le changement social. Elles tendent même parfois, par le biais des luttes qu'elles suscitent, au pur maintien de ce qui existe : défense des acquis professionnels, des statuts spéciaux dans les entreprises publiques, maintien des protections économiques dont jouissent certaines catégories.
Ce n'est pas le cas d'autres types de conflits, qui renvoient à des registres et à des modes d'engagement socioculturels diversifiés 1. Par-delà l'éphémère (ce qui ne dure pas) ou le factuel (ce qui, grâce aux médias, fait du bruit ou revêt des traits intempestifs mais sans effets durables sur la société), le changement social est, depuis plus de trente ans en France, touché par des lames de fond et des enjeux précis. Le mouvement des femmes, par son évolution même, demeure exemplaire et incarne, mieux que d'autres, les nouvelles conflictualités. Sur la longue durée, du xixe siècle à nos jours, il passe en effet de luttes axées sur la condition ouvrière à des luttes plus globales concernant la condition féminine.
Les luttes de femmes marquées par des revendications typiques, « à travail égal, salaire égal », « égalité professionnelle », « mixité des emplois », etc., sont depuis toujours présentes dans la production économique. Mais après 1968, le mouvement des femmes s'est élargi considérablement. En revendiquant la libéralisation de la contraception et de l'avortement, le mouvement a débordé au-delà de la sphère privée et de l'usage du corps : il a remis en cause les codes moraux de la religion et de la famille, tels qu'ils dominaient auparavant. D'autres enjeux visent à condamner non seulement les aspects les plus traditionnels ou institutionnels de la domination masculine, mais aussi ceux qui reflètent celle-ci dans ses traits les plus vils et les plus quotidiens (le viol, le harcèlement sexuel).
Enfin, le mouvement débouche aujourd'hui sur le refus de certaines traditions politiques et des discriminations sexistes qu'elles entraînent. Il existe en effet un écart persistant en France entre la société et la représentation politique. La part qu'occupent les femmes au sein de la société ne se reflète pas dans les instances élues, ni dans les appareils partisans2. La revendication de parité est une dénonciation des mécanismes de sélection et de discrimination sexiste, ainsi que des modes de désignation politique qui façonnent l'espace démocratique. A l'égard des femmes, ces derniers impliquent des jeux de marginalisation, qui sont d'autant plus efficaces qu'ils découlent de la coutume occultée et du non-dit. La revendication féministe ne porte plus sur l'égalité telle qu'elle est inscrite dans la loi, qui apparaît comme une sorte de mythe, voire de leurre idéologique. Avec la parité, le mouvement des femmes s'insurge contre le contenu même de la Constitution républicaine, qui ne reconnaît pas la différence des sexes comme une notion politique.