Alors que l’élection de Barack Obama semble tourner définitivement la page de la « révolution conservatrice » initiée par Ronald Reagan, il serait tentant de parier sur l’éclipse d’une idéologie qui figurait parmi les plus influentes ces dernières années. C’est à voir. Le conservatisme désigne le courant de pensée qui, depuis Edmund Burke, reproche à la modernité politique de mettre en péril la société en sapant ses fondements traditionnels. L’économiste et politiste américain Albert O.Hirschman insiste sur l’un des attributs persistants de ce courant de pensée : sa composante réactionnaire. À ses yeux, l’offensive reaganienne contre les acquis de l’État social ne serait ni plus ni moins qu’un nouvel épisode de la longue histoire de la réaction, initiée avec l’opposition des contre-révolutionnaires à la déclaration universelle des droits de l’homme. L’un des événements qui ont aiguillonné les conservatismes contemporains est sans aucun doute l’effervescence politique et culturelle de la fin des années 1960. Aux États-Unis, le Black Power, l’opposition à la guerre du Vietnam ou le Flower Power californien ont suscité des réactions féroces dans les milieux conservateurs, incitant certaines plumes à dénoncer le « relativisme » ou l’antipatriotisme de ces mouvements. L’historien des idées Serge Audier (
La Pensée anti-68, La Découverte 2008) a retracé de son côté l’impact de Mai 1968 dans la genèse d’un néoconservatisme à la française. On en retrouve de nombreux échos dans le paysage politique français contemporain, à commencer par le fameux « liquider Mai 68 » de Nicolas Sarkozy, mais plus généralement dans l’appel récurrent à restaurer les valeurs de travail, d’autorité ou de fierté nationale dont la déliquescence expliquerait le déclin français.
Le terme « conservatisme » a cependant connu une valse-hésitation ces dernières années. Ainsi, lorsque la nouvelle droite française dit incarner le parti de la « rupture » et de la « modernité », elle taxe symétriquement la gauche d’« immobilisme » : les conservateurs ce sont eux. Certains secteurs de la gauche ne rechignent d’ailleurs pas à un tel qualificatif, lorsqu’il s’agit de préserver les acquis de conquêtes sociales passées ou de protéger des sociabilités malmenées par un processus de modernisation perçu comme insensé. Voilà qui donne corps à l’analyse de l’historien américain Immanuel Wallerstein, que nous rappelle le philosophe Philippe Raynaud (p. 40) : si le libéralisme est le centre de gravité de l’ordre politique, il se révèle incapable de fonder à lui seul la société, d’où des critiques récurrentes, issues du conservatisme ou du socialisme, critiques qui circulent parfois de droite à gauche. Cette circulation des idées se solde d’ailleurs parfois par des volte-face partisanes. Comme en témoigne l’histoire du néoconservatisme américain, telle que la retrace Justin Vaïsse (p. 43), l’un des affluents décisifs de ce courant idéologique trouve sa source dans la gauche américaine, voire dans le trotskisme… La généalogie du conservatisme est décidément bien enchevêtrée.