Crise de jeunesse ou crise sociale ?

Afin d’ordonner un peu l’abondance des idées, disons que l’on peut classer toutes les analyses sur mai 1968 en deux grandes familles. Il y a d’abord ceux qui écrivent : « Finalement, il ne s’est rien passé. Ce fut une révolte sans lendemain : après deux mois d’agitation fébrile, les étudiants retournèrent à leurs examens et les ouvriers à leurs travaux. » Derrière ce jugement laconique se cache une forêt d’opinions différentes, celles des porteurs déçus de projets révolutionnaires, celles des utopistes libertaires, celles des penseurs humanistes ou postmodernes. Selon que leur acception de mai 1968 est étroite (la révolte des étudiants et la grève quasi générale qui suivit) ou large (tout ce qui s’est passé entre 1968 et 1976), leur jugement n’a pas le même sens. Pour les premiers (souvent d’anciens militants), c’est la déconfiture du projet révolutionnaire qui motive le « rien ». Pour les seconds, c’est l’échec ou la perversion des idéaux de liberté et de bonheur énoncés après 1968 qui appelle leur déception.

Une bouffée d’hormones

Mais les événements du printemps 1968 n’ont pas que des contempteurs. Amis ou ennemis, il y a tous ceux qui, depuis près de quarante ans, se sont penchés sur l’événement pour en faire le bilan, en extraire une analyse, trouver une explication et éventuellement lui donner une place dans l’histoire. Là encore, il faut faire un peu d’ordre, car la famille se sépare en au moins trois branches. D’abord, il y a ceux qui leur trouvent une cause, mais pas de contenu. Ceux-là, en général, ne sont pas de grands amis de mai 1968. Nous verrons plus loin comment ils en parlent.
Ensuite, il y a ceux qui invoquent une cause précise, mais différente du contenu du mouvement : ceci expliquant cela, l’échec est normal, et l’ambiguïté de l’événement est affirmée.
Enfin, il y a tous ceux qui se préoccupent moins de trouver une cause au phénomène qu’à en extraire le contenu propre, les idéaux et tente de les mettre en rapport avec ce qui suivit.
Janvier 1968. Le ministre François Missoffe inaugure la piscine de l’université de Nanterre. Daniel Cohn-Bendit, animateur du groupuscule Noir et rouge, s’approche, lui demande du feu et ajoute : « J’ai lu votre livre blanc sur la jeunesse. On n’y parle pas de sexualité. Pourquoi ? » Le ministre lui conseille de piquer une tête dans la piscine pour se calmer. Cet aspect-là de mai 1968, cette question aujourd’hui oubliée de la liberté sexuelle réclamée par une génération de jeunes gens reste une explication ayant eu cours sur les événements. La version la moins amène est celle du philosophe et sociologue Raymond Aron, qui, le nez sur l’événement, jugea qu’il s’agissait d’un phénomène « biologique autant que social (1) ». Autrement dit, d’une bouffée d’hormones. À l’époque, un terme circule dans la presse – « enragé » – et désigne les plus agressifs des étudiants, qui n’hésitent pas à provoquer la police et à menacer leurs professeurs. Leur radicalisme incompris est vite qualifié de « générationnel ». Jacques Lacan, le psychanalyste, compare les manifestants à des « âmes perdues à la recherche d’un père ou d’un maître (2) ». Visés par la campagne contre les « mandarins », nombre d’intellectuels doutent du contenu politique de la révolte des étudiants et en attribuent la cause soit à leur immaturité, soit à leur frustration d’adultes maintenus en tutelle. Vingt ans plus tard, les mémoires de Hervé Hamon et Patrick Rotman s’intitulent Génération, comme si au fond tout n’avait été qu’une guerre de succession au trône. Jeunesse frustrée, conflit de générations : derrière la révolte contre les institutions gaulliennes, les slogans anarchistes et l’opposition à la guerre du Viêtnam, il y aurait donc la manifestation d’une classe d’adolescents en révolte contre le père. Ce motif-là, chargé ou non de critique, n’en finira pas d’être repris et commenté par les observateurs de mai 1968. Le sociologue Edgar Morin, qui, en compagnie de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis, désignait à chaud mai 1968 comme le moment fondateur d’une innovation politique (la « révolution antitotalitaire »), produira en 1986 une analyse générationnelle du phénomène (3). Autrement dit, plus l’on s’éloigne de l’événement, plus il se dissout dans les changements politiques, culturels, intellectuels et moraux intervenus dans les dix années suivantes : féminisme, mœurs, contre-culture, écologisme, antisoviétisme, etc. Le côté « biologique » de l’analyse tient à cela que, telle l’évolution, la succession des générations est naturelle, irréversible et dépourvue d’intentions politiques.
Pourtant, l’explication générationnelle a aussi des ennemis acharnés. L’historienne américaine Kristin Ross, par exemple, qualifie le mouvement de mai 1968 de « plus grande grève générale de l’histoire de France (4) ». Que les étudiants se soient révoltés les premiers, et qu’ils soient rentrés dans le rang au bout d’un mois tandis que neuf millions de Français étaient encore en grève, cela demande évidemment explication.

Une crise sociale de grande ampleur

Mais cela n’autorise pas à dépolitiser leur mouvement, dont l’imaginaire était peuplé de héros révolutionnaires vietnamiens, chinois ou cubains. L’examen des collections d’affiches et de tracts de mai 1968 montre, selon elle, que trois thèmes dominent : l’antigaullisme, l’anti-impérialisme et l’anticapitalisme. Rien sur les mœurs, rien sur les études, à peu près rien sur la consommation : tout sur les pavés, et rien sur « la plage ». Tous ces thèmes n’apparaîtront que des années plus tard. Quant à l’idée d’une « guerre des générations » elle est, toujours selon K. Ross, fausse : les cibles des étudiants étaient les institutions et les gens ayant un pouvoir sur eux (professeurs, administrateurs, policiers, ministres), mais pas « les vieux ». On s’étonna même, les jours d’émeutes à Paris, de voir des gens de tous les âges porter des pavés sur les barricades ou offrir à boire aux jeunes manifestants.

Rupture générationnelle quand même !

Ce fut une « rupture générationnelle sans précédent », écrit tout de même le philosophe Jean-Pierre Le Goff en 1998 (5). Mais il ne suffit pas d’invoquer les hormones : c’est au vécu social et intellectuel des jeunes gens de 1968 qu’il faut se rapporter. J.‑P. Le Goff, considérant de multiples facettes de l’événement, invoque deux facteurs déclenchants : l’ennui et l’insignifiance du projet de société de consommation offert aux jeunes, et le rôle de réservoir d’idéaux joué par les minorités politisées de tous bords (situationnistes, anarchistes, léninistes, trotskystes). Ces derniers puisèrent dans l’imaginaire des conseils ouvriers et de la Commune de Paris les formes insurrectionnelles que prit, momentanément, la révolte étudiante. Un mouvement que, pour sa part, il qualifie de « divine surprise » et juge avoir été défait et dévoyé, les années suivantes, par les partisans de la « libération du désir », les amis du retour à la terre, les féministes radicaux et bien d’autres courants de contre-culture qui marqueront la contestation des années 1970. En tant que tel, il n’y a pas selon lui d’héritage particulier de mai 1968 qui mérite soit que l’on réclame sa « liquidation », soit qu’on lui attribue la modernisation tant attendue de la société française. Mais ceci est une autre histoire que nous examinerons de plus près dans les articles suivants de cette série.

(1) Raymond Aron, , Fayard, 1968.(2) Jacques Lacan, , t. VIII, , Seuil, 1991.(3) Edgar Morin, « mai 1968 : complexités et ambiguïtés », , 1986. (4) Kristin Ross, , Complexe/Monde diplomatique, 2005.(5) Jean-Pierre Le Goff, , La Découverte, 1998.