De la conquête du Nouveau Monde, on retient surtout l’image d’une vague humaine se dirigeant d’Est en Ouest, à peine compensée par le souvenir des Tupinambas que Montaigne croisa à Rouen en 1550. En réalité, durant les quatre siècles succédant au voyage de Christophe Colomb, des milliers d’Amérindiens, du Nord comme du Sud, firent la traversée vers l’Est. À quel titre, dans quelles conditions et avec quelles conséquences ? Le récit d’Éric Taladoire, spécialiste des civilisations mayas, extrait des chroniques et documents d’époque un inventaire minutieux révélant non seulement le nombre de ces voyageurs, mais aussi la diversité de leurs conditions. Jusqu’au début du XVIIe siècle, le plus fort contingent est celui des captifs et des marins forcés, dont certains sont montrés à la cour, d’autres vendus, tous destinés à un esclavage déguisé en domesticité, parfois placés aux galères ou enrôlés dans les troupes espagnoles envoyées aux Philippines. Mais on compte aussi des dizaines de notables libres, « rois » et « princesses » des Andes et du Mexique, diplomatiquement invités à faire connaissance avec la puissance conquérante et ses fastes. Quelques-uns feront souche en Europe. Au XVIIIe siècle, le flux des captifs diminue, et apparaît une nouvelle sorte de passagers : des Indiens et des métis de classe moyenne, porteurs d’une plainte ou d’une requête auprès des autorités métropolitaines espagnoles, portugaises ou anglaises. Moins bien reçus que leurs nobles prédécesseurs, ceux qui feront le trajet de retour n’en seront que plus amers. Juan Santos Atahualpa au Pérou et d’autres ailleurs prendront la tête de révoltes, tandis que l’objet de leur voyage tendra à disparaître à mesure que s’affirment les indépendances américaines. Au XIXe siècle, le flux diminue donc encore, mais un autre motif pointe : celui des « zoos humains ». Amérindiens et Inuits se laissent emmener pour le plaisir des badauds, et beaucoup trop en mourront. Là s’arrête cette histoire, qui non seulement révèle une face méconnue des peuples d’Amérique confrontés à la colonisation, mais en tire quelques leçons. Libres ou forcés, les voyageurs natifs du Nouveau Monde furent très rares à succomber aux charmes de l’Europe, qu’ils détestèrent globalement. Cela n’entrava pas la capacité remarquable de leurs peuples à s’approprier les techniques et la culture de leurs nouveaux maîtres. Ce pourquoi, peut-être, les Amériques indiennes existent encore.
D'Amérique en Europe
D’Amérique en Europe . Quand les Indiens découvraient l’Ancien Monde (1493-1892) . Eric Taladoire, CNRS, 2014, 286 p.,22 €.