Léonard de Vinci est connu tant comme le peintre de La Joconde et de quelques autres chefs-d’œuvre de la peinture que comme l’ingénieur qui a laissé de fameuses esquisses de machines volantes ou de sous-marins. On sait moins qu’il fut aussi anatomiste et botaniste, architecte et urbaniste, poète et musicien à ses heures. Enfin poète et philosophe.
Paul Valéry pensait qu’il existait un lien entre toutes ses activités créatives. Dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), il entreprend, à travers le personnage emblématique de Léonard, de montrer qu’il existe des liens dans l’acte de création, qui unissent peinture, architecture, mathématiques ou physique. Mais il ne dispose que de peu de matériaux d’études, son essai est brouillon, exagérément abstrait, bâti sur des intuitions plutôt que sur des exemples probants. En fait, son sujet est encore en friche. Il le restera toujours : P. Valéry n’a jamais su organiser sa pensée fertile dans un exposé systématique. C’est sa force et ses limites.
Comment naissent les techniques
Depuis lors, on a appris beaucoup sur l’histoire des inventions techniques, des découvertes scientifiques ou de la création artistique. Et si l’on n’a pas découvert la recette magique de la création, on commence à mieux en connaître quelques ingrédients.
Commençons par les techniques. L’un des pionniers des recherches sur l’innovation est Joseph Schumpeter (1883-1950). L’économiste autrichien a voulu expliquer la dynamique du capitalisme en mettant en avant la figure de l’entrepreneur innovateur. La Théorie de l’évolution économique (1913) est écrite pendant la seconde révolution industrielle, celle de l’électricité et du moteur à explosion, des automobiles et de l’avion. Cette révolution technique n’existerait pas sans ces entrepreneurs d’un genre nouveau – les Thomas Edison ou Henri Ford –, des ingénieurs qui ont révolutionné la production en y introduisant des innovations majeures. T. Edison a plus de mille inventions à son actif dont l’ampoule électrique au ruban adhésif. H. Ford a révolutionné la production automobile avec ses nouvelles formes d’organisation du travail à la chaîne.
De l’œuvre de J. Schumpeter, on a retenu quelques idées clés, celle de destruction créatrice (toute innovation en remplace et détruit d’autres), celle de « grappes d’innovations » (l’électricité a généré des découvertes en cascade : la lumière électrique, le moteur électrique, le téléphone, la radio, etc.).
Par la suite, la sociologie a dévoilé d’autres leçons essentielles sur l’innovation (1). Une distinction courante a été faite entre innovation et invention. L’invention est la phase de découverte, où l’ingénieur imagine et fabrique un objet. L’innovation proprement dite survient si l’invention est adoptée et se diffuse. Or l’une ne mène pas toujours à l’autre. L’histoire des techniques fourmille même d’inventions sans lendemain, comme le démontre Nicolas Nosengo dans L’Extinction des technosaures (2). Le poète Charles Cros a dessiné en 1877 les plans d’un « paléophone » qui est resté à l’état de schéma. La même année, T. Edison a fait construire un phonographe capable d’enregistrer et reproduire la voix. Son appareil devait servir à enregistrer des courriers vocaux. Ce fut un échec commercial. T. Edison ne croyait pas du tout à l’usage musical de l’enregistrement sonore. Du coup, il fut surpris et dépassé quand un ingénieur allemand, Emil Berliner, déposa un brevet pour un gramophone, un appareil qui grave de la musique sur des disques vinyl. T. Edison pensa que cette invention n’avait aucun avenir.
Leçon capitale : l’histoire des techniques est aussi une histoire d’inventions mort-nées. Ces inventions avortées ne sont pas toutes des échecs techniques. Certaines tentatives ont échoué simplement parce qu’elles étaient trop en avance, coûtaient au départ un peu trop cher ou n’ont pas connu la promotion qu’elles méritaient. D’autres se sont imposées sans avantages techniques évidents. C’est le cas du clavier azerty de nos ordinateurs. Ce clavier est loin d’être le plus ergonomique mais il s’est imposé assez tôt comme la norme dominante (en fonction des contraintes techniques de l’époque). Aujourd’hui, nul constructeur d’ordinateur ne s’aventurerait à changer la disposition des touches sur un clavier pour le rendre plus ergonomique, exigeant de changer nos habitudes d’écriture. En matière de technique, on appelle ce phénomène un « sentier de dépendance ». C’est l’une des lois les plus contraignantes de la création : elle vaut pour la technique, mais aussi pour la littérature ou la science. On ne réinvente jamais l’histoire à partir de rien, mais à partir de trajectoires qui canalisent la créativité et le changement dans un certain sens, une fois qu’une direction initiale a été prise. Le théoricien des systèmes complexes Stuart Kaufman décrit cette contrainte évolutive sous le nom de « possible adjacent » (voir l'article Comment on devient Marx ?).