Durant le mois d’août 1893, au cours d’une récolte de sel dans les marais salants d’Aigues-Mortes, des travailleurs saisonniers italiens sont massacrés par une foule d’émeutiers. Au salin de la Fangouse, pour des raisons contradictoires selon les protagonistes, mais dans un climat socioéconomique régional tendu, une rixe éclate entre un ouvrier piémontais et un travailleur saisonnier français. Celle-ci constitue l’étincelle d’un enchaînement de deux jours d’émeutes et de violences collectives inouïes qui aboutira à la mort d’au moins huit ouvriers et fera plus de cinquante blessés, tous Italiens, massacrés à coup de pelle, de gourdin, de pierre, de couteau et de fusil par des Français (1). En son temps, l’affaire a fait grand bruit. Au niveau international, l’événement a mis la France au ban des nations européennes et l’a conduite à deux doigts d’une guerre avec l’Italie. Aux niveaux national et local, toute la ville a été concernée, la force publique est intervenue en nombre, la presse a amplement rendu compte de l’événement et la justice s’est prononcée en acquittant, contre toute évidence, l’ensemble des prévenus.
Plus d’un siècle plus tard, une enquête dirigée par Michel-Louis Rouquette (1997) est menée à Aigues-Mortes. Il s’agit de recueillir les traces de cette affaire dans la mémoire de ses habitants. Sur la base d’une série d’entretiens effectués auprès de retraités natifs d’Aigues-Mortes, deux tendances se dessinent. Pour les uns, les faits se perdent dans un passé indéterminé. Les récits prennent alors la forme de contes du temps jadis : le changement d’époque a la valeur d’une mutation nous éloignant à jamais d’une conjoncture révolue. On n’évoque pas de tenant ni d’aboutissants social ou politique, pas de responsabilités, pas de causalité et pas de conclusion, aussi bien pour hier que pour aujourd’hui. Nous sommes alors au point zéro de la mémoire. Ce devenir légendaire du passé caractérise souvent les individus peu impliqués par le thème abordé et pour ainsi dire indifférents à l’histoire qui le rappelle (2).
D’hier à aujourd’hui
Pour d’autres, cette histoire est clairement comprise à la lumière d’aujourd’hui. Elle constitue un cas d’espèce d’un schéma explicatif pouvant indifféremment s’appliquer au passé et au présent. Les récits s’enrichissent d’explications : les effets du chômage, la rareté du travail, le racisme ou encore l’analogie explicite avec la situation contemporaine des immigrés maghrébins en France. Les faits sont ainsi passés au tamis d’un schéma explicatif simple, pouvant d’ailleurs s’appliquer indifféremment à plusieurs contenus, selon lequel la rareté du travail entraîne mécaniquement le rejet de la main-d’œuvre étrangère. L’incertitude du souvenir est donc compensée par l’insertion de son objet dans une matrice explicative semblable à celle qui a cours aujourd’hui. On notera combien cette matrice est très différente de celle des contemporains de l’événement telle qu’on peut la saisir à travers les comptes-rendus de l’époque. Quatre aspects étaient alors mis en avant : la délinquance habituelle des meneurs de l’émeute (pour la plupart des repris de justice), le « caractère national » des victimes, le patriotisme et, enfin, le soleil du Midi qui, comme chacun sait, échauffe les esprits…