(1922), Carl Schmitt

De l'état d'exception

« La nécessité n'a pas de loi » : cet adage a justifié de tout temps la faculté pour le souverain de s'attribuer des pouvoirs exceptionnels lors de périodes de troubles. À partir de l'analyse de l'état d'exception, Carl Schmitt propose une analyse pénétrante des relations entre droit et pouvoir.

Si l'œuvre de Carl Schmitt demeure une lecture inconfortable pour les théoriciens de la démocratie libérale, c'est que peu de critiques ont relevé comme lui les failles de l'Etat de droit. L'ambition de la philosophie politique libérale est de mettre fin à toute forme d'arbitraire. Au « rapport de force » succède un « rapport de droit ». Nul ne doit être au-dessus des lois, pas même le prince. Le droit constitutionnel circonscrit le domaine d'action du souverain et définit l'étendue et les limites de son pouvoir.

Le talon d'Achille de l'État de droit

Le droit comporte pourtant une zone ambiguë, imprécise, inquiétante même : l'« état d'exception ». Cette zone figure sur toutes les cartes, quoique sous des noms différents. En France elle s'appelle l'« état de siège » ; c'est l'« état d'urgence » en Allemagne ou la « loi martiale » en Angleterre. Il s'agit d'une disposition qui autorise le souverain à suspendre l'application de la Constitution dans le cas où l'ordre politique est menacé. Elle l'autorise à prendre des mesures exceptionnelles, passer outre l'avis du Parlement, gouverner par ordonnances. Elle lui donne même le droit de mettre en suspens les libertés publiques.

Ce droit exceptionnel a connu une manifestation récente qui a marqué les esprits. Un peu plus de deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush émet un military order qui autorise la détention indéfinie d'étrangers soupçonnés d'avoir attenté à la « sécurité nationale des Etats-Unis », en claire violation de toute législation nationale ou internationale 1. Ce décret a donné lieu à la création du camp de Guantanamo, où ont été détenues sans procès des personnes soupçonnées d'être liées à l'organisation terroriste Al Qaeda.

Il revient à C. Schmitt d'avoir pointé les zones d'ombre de l'état d'exception. Que peut-on dire en effet d'un système juridique qui « prévoit sa propre suspension » ? Peut-on encore considérer que le droit régit les agissements du prince ? Oui, dans la mesure où en proclamant l'état d'exception celui-ci obéit à la règle. Non, puisque dès cet instant, il s'affranchit du droit. L'état d'exception repose, on le voit, sur un paradoxe. Pour nombre de juristes, comme Hans Kelsen, l'ennemi attitré de C. Schmitt, ce n'est là qu'une bizarrerie, un cas limite qui ne relève plus du domaine de la science juridique. C'est l'« exception qui confirme la règle ». Aux yeux de C. Schmitt, l'état d'exception appelle au contraire une redéfinition du rapport entre droit et pouvoir : il faut penser la règle à partir de l'exception.

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C. Schmitt a consacré plusieurs écrits à la question de l'état d'exception. C'est dans Théologie politique qu'il en analyse avec le plus de rigueur les implications pour la théorie du droit. Théologie politique s'ouvre par une formule lapidaire : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle2. » Cette phrase annonce la portée de l'investigation. Elle ne concerne pas un point de détail, mais ouvre sur une théorie de la souveraineté. Il s'agit pour lui de montrer que le droit ne saurait définir exhaustivement le domaine d'action du prince ; au contraire, c'est la puissance du prince qui crée les conditions d'application du droit. « Il est impossible d'établir avec une clarté intégrale les moments où l'on se trouve devant un cas de nécessité (Notfall) ni de prédire, dans son contenu, ce à quoi il faut s'attendre dans ce cas », écrit C. Schmitt. Autrement dit, le droit ne fournit aucun critère pour distinguer une situation exceptionnelle du cas normal. Il revient au souverain de trancher. Sans cette décision, le droit demeure indéterminé.