Dans nos langues modernes, couchées sur papier grâce à un alphabet qui transcrit consonnes et voyelles, plusieurs façons de noter un même nombre se côtoient : ainsi ce même nombre peut-il s’écrire « quatre », « 4 » ou « IV ». Or, « quatre » est une façon d’écrire le nombre 4 en langue française, tandis que « 4 » (graphie indo-arabe) et « IV » (graphie romaine) écrivent le même nombre sous son aspect arithmétique et non linguistique, et qu’on peut écrire de la même manière dans une autre langue. Je demanderai au lecteur d’admettre (c’est mon hypothèse de départ) qu’il existe deux types d’écriture : une écriture des langues, quelle que soit la langue (français ou anglais), et une écriture des nombres, au moyen de chiffres, quelle que soit la graphie utilisée (indo-arabe ou romaine). Ce préambule est nécessaire pour bien comprendre qu’aujourd’hui, l’écriture des nombres est détachée de celle de la langue, et que ces deux types d’écritures ont des logiques propres et indépendantes. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Dans d’autres civilisations, l’écriture des nombres était rattachée à celle de la langue. Par exemple, dans l’écriture cunéiforme – inventée par les Sumériens, où les signes ressemblaient à des clous –, un même caractère renvoyait à un mot de la langue et à un nombre… Ainsi le caractère ME signifiait à la fois « pouvoir divin » et « 100 ». Par ailleurs, les Grecs écrivaient les nombres avec les lettres de leur alphabet. La question qui se pose alors est de savoir comment l’écriture des nombres s’est détachée de celle de la langue.
Je me suis intéressée à ce moment de l’histoire de la Grèce antique où apparaît le détachement soudain de l’écriture des nombres de celle de la langue. Il m’est apparu que ce détachement s’est opéré par le biais d’un puissant vecteur : certaines monnaies frappées des premiers siècles. En effet, la monnaie frappée et l’écriture géométrique des nombres sur les pièces se développent en même temps que la mathématique grecque ionienne (avec notamment Thalès, puis Pythagore). En outre, gardons à l’esprit qu’en Grèce antique, les mathématiques ne sont pas des sciences séparées des autres domaines de la connaissance.
La monnaie, vecteur d’une écriture des nombres ?
Les nombres en sont venus à constituer des idéalités, censées donner accès à l’ordre du monde. Et d’ailleurs, les mathématiciens furent aussi des philosophes, des économistes, des géographes, des hommes politiques… Donc tout rapport entre les nombres a aussi un rapport de sens, qu’il nous faut déchiffrer.
C’est ce que j’ai tenté de faire dans l’étude des pièces de monnaie. Pour cela, j’ai procédé à un essai de déchiffrement, qui est faillible : en effet, je suis antiquisante, mais pas mathématicienne. J’espère en tout cas ouvrir des pistes de réflexion sur lesquelles d’autres pourront revenir…
Le lecteur connaît, pour en avoir vu quelques-unes ou davantage, ces belles pièces de monnaie en argent de la Grèce ancienne, qui sur une de leurs faces montrent une image, un « type monétaire » comme disent les numismates : portrait, animal, plante ou personnage mythique. Sans doute ne se sera-t-il pas aperçu que l’autre face, appelée le revers, porte à l’occasion des empreintes qui ne sont pas des images mais des figures plus ou moins géométriques, dont la valeur graphique a longtemps échappé. Ces dernières font connaître ce que je pense être une écriture des nombres et de rapports numériques, sans relation aucune avec leur expression écrite dans la langue. La monnaie frappée en métal précieux, entre le vie et le ive siècle avant notre ère, se serait donc signalée comme le support nécessaire de cette « écriture monétaire arithmétique » par figures géométriques.
Pourquoi la monnaie serait-elle le vecteur d’une écriture de nombres et de leurs rapports ? Parce que toute pièce constitue d’emblée la matérialisation de nombres. Elle équivaut par son poids soit à une unité de l’étalon pondéral et monétaire (à l’époque grecque, le statère), soit à un sous-multiple de l’étalon (moitié, quart, douzième), soit encore un multiple (pièce de deux, quatre, dix drachmes, la drachme étant la moitié d’un statère). Or cet étalon, toujours appelé statère, variait en son poids d’une cité, d’une région, à l’autre ; dans nos expressions décimales, le statère de Milet et de Lydie (appelé lydo-milésien) pesait 14,30 g, celui de Phocée, une cité ionienne, 16,50 g et il en existait encore d’autres. Les métaux précieux n’avaient pas la même valeur. Au début, l’électrum, métal des premières pièces et alliage natif d’or et d’argent, variable en son pourcentage d’or, avait la valeur monétaire de l’or, laquelle était 13 fois un tiers supérieure à celle de l’argent. Puis le taux changea, passant de 1 pour l’or à 10 pour l’argent
Les nombres sont donc omniprésents dans la monnaie frappée : ils interviennent dans le poids de la pièce, dans l’unité ou fraction de l’étalon monétaire, dans les rapports de son étalon et du métal dont elle est faite avec les autres. Quel que soit le poids d’une pièce, ce dernier est un nombre entretenant de multiples rapports avec diverses séries de nombres.
La monnaie frappée apparaît en Ionie et en Lydie, sur le territoire de l’actuelle Turquie méditerranéenne, autour des villes d’Éphèse et Sardes, vers 600 avant notre ère. Auparavant, les échanges se faisaient avec des lingots que l’on pesait au moment de la transaction. Les premiers artefacts, les globules prémonétaires, consistèrent en des gouttes d’électrum, moulées en une forme préétablie de terre qui, par le volume de son creux, assurait le poids de l’objet métallique. Les globules premiers ne montraient aucun signe. Puis ils reçurent des poinçons, premières marques monétaires, obtenues par la frappe de barres de métal laissant une trace simple ou plus complexe : un carré, un ou deux rectangles.