De la nature considérée comme un des beaux-arts

Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique, Jacques Rancière, La Fabrique, 2020, 135 p., 14 €.

Au printemps 2020, alors que certains privilégiés fuyaient la capitale pour passer le confinement au vert dans leur mas provençal ou leur longère de Moutiers-au-Perche, d’autres, moins bien lotis, devaient assister à l’arrivée des beaux jours depuis le hublot de leur appartement. La lecture du dernier essai de Jacques Rancière aurait alors pu, brièvement, étancher leur soif de grands espaces. Le philosophe invite à une escapade dans les jardins de la fin du 18e siècle. Alors que la Révolution ébranle la France et inquiète l’Europe, un autre bouleversement, esthétique celui-là, se joue au fil des chemins sinueux, au creux des pâturages et au sommet des belvédères. Poursuivant les réflexions qu’il avait initiées dans Aisthesis, scènes du régime esthétique de l’art (2011), l’auteur épingle le moment où le paysage, qui ne relevait jusqu’alors que de l’expérience sensible, devient un « objet de pensée spécifique ». La bascule s’opère en 1790. Sous l’impulsion d’Emmanuel Kant, l’art des jardins est arraché au domaine de l’architecture utilitaire et fait son entrée dans les beaux-arts. L’aménagement des parcs ornés ne consiste plus à édifier un prolongement imposant, artificiel et rectiligne de la demeure seigneuriale. Il s’agit désormais d’imiter la nature en utilisant ses produits. Mieux : d’imiter le peintre qui, dans ses tableaux, créé une « belle nature », édifie un tout harmonieux où l’unité de la scène fusionne avec la variété des éléments qui lui donnent vie. L’art du paysagiste détrônerait même celui de l’artiste peintre : « Les spectacles qu’il compose accueillent directement les scènes belles, simples ou nobles que la nature déploie sans le secours de l’art (…). Telle est la nouveauté radicale : cette nature qui se fait connaître maintenant par l’assemblage des arbres, des eaux et des rochers sur une étendue de terre n’est pas simplement un modèle à imiter par les artistes. Elle est artiste elle-même. Son art consiste à présenter des scènes. »