Le monde de l'art : acteurs, institutions, marchés...

La condition contemporaine de l'artiste est le produit d'un jeu réunissant au moins trois sortes d'acteurs : les acheteurs, les institutions et les créateurs eux-mêmes. Ces dernières décennies, on a vu s'aiguiser la tension entre l'instabilité des revenus du marché et le désir des artistes d'accéder à une certaine stabilité professionnelle.

De toutes les catégories professionnelles, celle de l'artiste est sans doute la plus difficile à définir, dans la mesure où les critères qui peuvent servir à cet effet sont le legs d'une histoire multiséculaire, au cours de laquelle les modes d'organisation de la vie artistique et les modes de reconnaissance de l'identité d'artiste se sont succédé sans s'annuler complètement. En schématisant beaucoup, on peut distinguer en France, du Moyen Age à l'époque actuelle, trois types d'organisation : la corporation, l'académie, le système du marché, des relations du mécénat pouvant exister en marge de chacun des systèmes. Nous nous proposons d'analyser, à partir du cas particulier des arts plastiques, le système actuel d'organisation de la vie artistique.

La construction de la valeur des oeuvres et de la réputation des artistes s'effectue à l'articulation du champ artistique et du marché. Dans le champ artistique, s'opèrent et se révisent les évaluations esthétiques et les reconnaissances sociales. Dans le marché, se réalisent les transactions et s'élaborent les prix. Alors qu'ils ont chacun leur propre système de fixation de la valeur, ces deux réseaux sont en relation d'étroite interdépendance.

L'évaluation de la valeur artistique est opérée, dans le réseau culturel, par les spécialistes, conservateurs de musée, commissaires d'exposition, historiens de l'art contemporain, critiques, experts en tous genres. L'accès des artistes au niveau le plus élevé de visibilité passe par un itinéraire obligé. Les artistes sont invités par des jurys de spécialistes en art contemporain à participer à des expositions nationales ou internationales, à des manifestations phares (comme la Biennale de Venise ou la Documenta de Cassel) où s'opère la sélection et se construisent les réputations.

Sur le marché, les principaux acteurs économiques sont les galeries leader, en nombre limité, qui contribuent à baliser le territoire artistique 1. A chaque moment, dans un champ artistique dépourvu d'une esthétique normative, plusieurs choix sont en effet possibles et la régulation se fait à travers des conflits entre les grands acteurs culturels et économiques, qui dénomment et théorisent les mouvements et qui contrôlent l'offre. Au cours des années 80, une deuxième catégorie d'acteurs, les mégacollectionneurs (Peter Ludwig en Allemagne, le comte Panza di Biumo en Italie, Charles Saatchi en Grande-Bretagne) ont contribué à l'élaboration de la hiérarchie sociale et économique des artistes et des oeuvres. Dans la période récente, les grandes maisons de ventes aux enchères (les commissaires-priseurs en France et les auctioneers anglo-saxons) ont développé le secteur des ventes d'art contemporain. Elles ont acquis un pouvoir de marché qui a accru leur influence dans la constitution de la valeur financière des oeuvres. Si la valeur artistique certifiée par les spécialistes conditionne le prix, il se trouve que le prix, en facilitant et en accélérant la circulation des valeurs homologuées, peut, par un effet de boucle, être tenu comme un des critères de certification de la valeur artistique 2. Les interactions entre les acteurs économiques et les acteurs culturels sont d'autant plus évidentes qu'aujourd'hui plus encore qu'hier, le monde de l'art contemporain se caractérise par l'interchangeabilité et la versatilité des rôles. Chacun des acteurs est en effet condamné à agir à l'intersection de deux univers : l'univers artistique et l'univers économique. Le critique d'art, en dehors de son activité d'écriture, peut occuper, en alternance ou simultanément, des positions multiples : agent d'artiste, administrateur culturel, conseiller artistique d'un collectionneur ou d'une entreprise, commissaire d'exposition ou producteur délégué. Le mégacollectionneur, dont C. Saatchi, publicitaire londonien, a été une figure européenne marquante, joue, alternativement, tous les rôles : marchand (il achète et revend), commissaire d'exposition, administrateur d'institution, mécène (donations, fondations, musées privés). La polyvalence des acteurs va de pair avec celle des espaces. La plus importante des foires d'art contemporain, celle de Bâle, est, selon les termes de son directeur et de son principal sponsor, à la fois un « marché d'art temporaire » et un « musée à durée limitée ». La polyvalence des acteurs et leur interchangeabilité ainsi que la vocation alternative des espaces contribuent au dynamisme de la scène artistique, fût-ce au prix d'un certain brouillage des signaux.