Nicolas Guilhot, sociologue

De sulfureux philanthropes

Partant de l'histoire de John Rockefeller et consorts, le sociologue interroge le rapport entre les innovations financières des années 1970-1980 et l'émergence d'une nouvelle philanthropie.

A la tête de trusts gigantesques, John Rockefeller, Andrew Carnegie ou Russel Sage firent fortune en jouant avec les limites de la légalité. On les appelait les « barons-voleurs ». Mais ils ont aussi donné leur nom à des fondations philanthropiques prestigieuses qui financent le développement, la paix dans le monde ou la recherche et les arts. Capitalisme sauvage et philanthropie : comment penser le rapport entre les contraires ? Le sociologue Nicolas Guilhot part de cet épisode pour interroger l'histoire des nouveaux philanthropes. Comme Georges Soros ou Michael Milken, ils ont bâti leur fortune à coups d'innovations financières et bouleversé les règles du capitalisme.

Quelle est l'origine de la philanthropie ?

Certaines recherches mettent l'accent sur l'origine religieuse de la philanthropie. On insiste par exemple sur la charité protestante, racine de la philanthropie américaine, sur la notion de la tzedakah dans la tradition juive, ou sur les obligations philanthropiques dans les traditions musulmanes. Cependant, si l'on prétend comprendre la philanthropie moderne, il est à mon sens peu utile de retracer une grande téléologie qui partirait des origines religieuses et, par un processus de sécularisation, finirait par aboutir aux fondations d'aujourd'hui.

Certes, les continuités sont là, mais elles occultent la véritable nouveauté. Il est à mon avis plus judicieux de partir du XIXe siècle. La philanthropie y prend une forme particulière, celle de la fondation philanthropique, c'est-à-dire d'une organisation complexe, hiérarchisée, qui entend rompre avec l'arbitraire et l'individualisme de la charité. Elle correspond à l'importation du modèle de l'entreprise dans le champ du traitement de la question sociale. Il s'agit d'appliquer ce modèle à la charité traditionnelle, de la rationaliser et de l'optimiser. Autrement dit, c'est en rapport avec un socle économique qu'il faut l'analyser, notamment parce que ce socle va contribuer à renouveler en profondeur les vieilles formes religieuses.

L'essor de la philanthropie coïncide, aux Etats-Unis en tout cas, avec un moment très particulier. On assiste à l'apparition d'un nouveau type d'économie industrielle, dominée par les trusts, le grand monopole intégré verticalement. C'est aussi le moment de la clôture de l'espace national américain, autrement dit la fin d'une phase où une frontière mouvante permettait de déverser la conflictualité sociale au-dehors, en ouvrant un espace expansif d'appropriation des ressources. A ce moment apparaît aux Etats-Unis une conflictualité sociale polarisée, comme c'est le cas en Europe depuis le milieu du XIXe siècle. Le modèle industriel va maintenant de pair avec des inégalités de plus en plus criantes, avec la formation d'un véritable prolétariat urbain, constitué d'une main-d'œuvre souvent immigrée, polyglotte, turbulente et amenant dans ses bagages diverses traditions socialistes.