Débats autour de la science

À quoi sert la philosophie des sciences ?

La philosophie des sciences ne sert à rien : elle n'a jamais fait avancer d'un pouce la connaissance scientifique. C'est en tout cas la thèse avancée par Steven Weinberg, prix Nobel de physique, dans son livre sur Le Rêve d'une théorie ultime (Odile Jacob, 1997). Pourtant, nombre de scientifiques de renom - comme Albert Einstein, Henri Poincaré, Max Planck, Erwin Schrödinger, Niels Bohr - ont réfléchi à la nature de la science, à sa démarche et aux présupposés philosophiques de leurs recherches. Quoi qu'il en soit, la philosophie des sciences a contribué à jeter une lumière nouvelle sur l'activité scientifique : ses conditions de production, la logique des découvertes, son histoire, ses débats internes, ses méandres, ses enjeux... Elle a ainsi contribué à dissiper l'aura de mystère qui entoure l'activité scientifique.

En français, le mot épistémologie est synonyme de philosophie des sciences. En anglais, il désigne plus généralement toute théorie de la connaissance. Il est apparu pour la première fois dans l'Encyclopedia Britannica en 1905, et en France dans le Larousse en 1906. En philosophie des sciences, on peut distinguer une tradition anglo-saxonne avec Karl Popper, Thomas S. Kuhn, Imre Lakatos, Willard W. Quine... tournée vers la démarche de la science. La tradition française est plutôt tournée vers l'histoire des idées scientifiques et leur évolution (Alexandre Koyré, Gaston Bachelard, Georges Canguilhem, Michel Foucault, François Dagognet...).

Les programmes de recherche scientifiques

Imre Lakatos, ancien professeur et haut fonctionnaire hongrois, émigre en Grande-Bretagne après l'échec de la révolte de Budapest en 1956. Il succède ensuite à Karl Popper à la tête du département de philosophie de la prestigieuse London School of Economics.

L'apport central de I. Lakatos concerne ce qu'il a nommé les « programmes de recherche scientifiques » (PRS). Pour Lakatos, un PRS est un corpus d'hypothèses théoriques lié à un plan de recherches spécialisées, par exemple la « métaphysique cartésienne », c'est-à-dire la théorie mécaniste selon laquelle l'univers est un immense système d'horlogerie avec la poussée comme unique cause du mouvement, théorie qui « a fonctionné comme un puissant principe heuristique ». La vision mécaniste de l'univers n'a pas à être prouvée, ni testée (sur ce point, I. Lakatos s'oppose à K. Popper), elle forme un socle d'hypothèses sur lequel Descartes va s'appuyer pour mener ses propres recherches et faire des découvertes de physique.

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Un PRS est tout d'abord formé d'un « noyau dur », un petit groupe d'hypothèses formant le coeur du programme. Ainsi, le noyau dur de la physique de Newton est formé des trois lois du mouvement et de la loi de la gravitation. Ces hypothèses sont inviolables (ce sont des « heuristiques négatives »). Le noyau dur de l'astronomie de Copernic est l'hypothèse selon laquelle la Terre et les planètes gravitent autour d'un Soleil stationnaire, et que la Terre tourne sur son axe en un jour. Le noyau dur de la théorie darwinienne est l'hypothèse d'une évolution graduelle des espèces et de leur sélection par le milieu.

Le noyau dur est entouré d'une « ceinture protectrice », un ensemble d'hypothèses auxiliaires qui peuvent être éventuellement modifiées pour intégrer les observations divergentes.

Le programme de recherche fonctionne comme une « heuristique positive ». Il suggère des directions de recherche et sélectionne des champs d'étude. Il rejette éventuellement dans l'ombre les éléments contradictoires. Un programme de recherche est « progressif » s'il amène des prédictions inattendues, corroborées par la suite. Il est « dégénératif » dans le cas contraire.

Les cygnes sont-ils vraiment blancs ?

Peut-on prouver de façon irréfutable qu'il existe un cygne blanc ? Rien de plus simple, direz-vous, le premier cygne blanc fera l'affaire. Oui, mais comment le « prouver » ? Il suffit par exemple de comparer sa blancheur à celle d'un étalon : une feuille de papier blanc par exemple. Mais est-on sûr que ce papier soit vraiment blanc ? Analysons sa couleur au moyen d'un appareil... Mais est-on sûr que l'appareil de mesure fonctionne correctement ? Mesurons à l'aide de deux appareils, faisons confirmer l'observation par des expérimentateurs rigoureux... puis faisons contrôler les expérimentateurs par d'autres, etc.

On le voit à partir de cet exemple, il n'est jamais possible de prouver de façon absolue par une simple expérience un simple fait comme « ce cygne est blanc ». Car l'expérience fait appel à tout un système de présupposés : sur ce qu'est une couleur, un cygne, la validité d'une mesure, etc.

Voilà la petite bombe lancée par le philosophe de Harvard W.W. Quine en 1951 dans un article retentissant : « Les deux dogmes de l'empirisme ».

Le premier dogme de l'empirisme, selon Quine, est qu'il existe des vérités empiriques, que l'on prouve par l'expérience. Or, rétorque Quine, même les faits les plus évidents peuvent toujours être contestés à l'infini. Et la simple confirmation d'une expérience la plus simple renvoie en cascade à une infinité de présupposés, et au fond à tout un système d'hypothèses implicites. Cette position a été qualifiée de holiste : aucune hypothèse ne peut être isolée de tout un corpus d'autres hypothèses. Quine s'oppose donc à « l'élémentarisme » (de l'empirisme logique) selon lequel à une hypothèse isolée peut correspondre un fait isolé (voir ci-dessous « Du cercle de Vienne à la crise des fondements »).