Lorsque Marco Polo arriva à Sumatra, il vit un animal inconnu muni d'une corne. Il crut alors avoir rencontré la licorne de la légende, bien que cet animal-là fût beaucoup moins gracieux. Il s'agissait en fait d'un rhinocéros. L'explorateur tentait de donner du sens à ce qu'il voyait 1.
« Déchiffrer les signes du monde », comme disait Roland Barthes, tel est l'objectif de la sémiologie, ou sémiotique (du grec « sêmeion », « signe »), science générale des signes 2. Au sein des sciences du langage, elle cherche à élucider l'émergence de la signification, ou sémiosis*, quelles qu'en soient les manifestations (images, textes, gestes, objets...), et se distingue de la sémantique qui analyse le sens dans la langue. Née au tout début du XXe siècle, la sémiotique est une discipline récente. Mais la réflexion sur le signe est ancienne. Au IVe siècle, saint Augustin élaborait ce que l'on considère comme la première grande théorie du signe : prenant en compte l'essentiel des apports de l'Antiquité, il présente une classification des signes selon leur source, leur nature, leur degré d'intentionnalité... Pour saint Augustin, un signe est « une chose qui est mise à la place d'autre chose » (De Magistro, 389), et offre la particularité très commode de pouvoir la désigner en son absence. La communication humaine repose sur cette aptitude symbolique. Durant des siècles, les signes ont été conçus comme une émanation du divin, Dieu étant considéré comme le créateur de toute chose. Par la suite, on a cru pouvoir trouver dans l'étude des signes les clés de l'esprit humain. Ainsi, au XVIIe siècle, le philosophe anglais John Locke 3 estimait que, toute pensée étant faite de signes, en comprendre le fonctionnement nous permettrait de saisir les mécanismes de la pensée. Aujourd'hui, ce rêve trouve des échos dans les sciences cognitives.
Sémiologie européenne et sémiotique américaine
C'est à l'aube du XXe siècle que deux hommes vont, chacun de leur côté, concevoir le projet d'une science générale des signes : en Europe, Ferdinand de Saussure fondait la sémiologie, tandis qu'aux Etats-Unis, Charles Sanders Peirce donnait naissance à la sémiotique. Le premier est considéré comme le père de la linguistique moderne qui, selon lui, n'est qu'une partie d'une discipline plus vaste : la sémiologie. Il expose sa théorie dans son célèbre Cours de linguistique générale, transmis oralement et publié après sa mort (1916). Pour F. de Saussure, « la langue est un système de signes exprimant des idées et, par là, comparable à l'écriture, l'alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; (...) nous la nommerons sémiologie (...). Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. » F. de Saussure décompose alors le signe en deux faces : un signifiant (la mémoire d'une forme observable, un son, une image, une fumée s'élevant de la cheminée du Vatican lors d'un conclave, par exemple) et un signifié (le contenu sémantique qui lui est associé : « un pape est élu », si la fumée est blanche, ou le contraire, si elle est noire). Les signes se définissent de façon différentielle : la fumée noire n'est pas la fumée blanche (dans le rituel du Vatican), le feu rouge n'est pas le feu vert (dans le Code de la route), la licorne n'est pas le rhinocéros (dans l'imaginaire animalier), etc. La notion de système, au cœur de la théorie de F. de Saussure, en fait le précurseur du structuralisme. Chez lui, la sémiologie n'est encore qu'au stade du projet, mais c'est dans ce projet que prendra racine toute la sémiologie européenne.