La nature pense-t-elle ?

La biosémiotique est une jeune discipline qui part du principe que tout ce qui est vivant interagit et communique par des signes. La science rejoint ainsi l’animisme des Indiens Runas.

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Transportons-nous en Équateur, sur les contreforts des Andes, où vivent des populations de langue quichua. Sans être à l’écart du marché et du monde dit civilisé, les Runas se nourrissent de leurs jardins et de la chasse en forêt, raison pour laquelle ils possèdent des chiens. Or, note l’anthropologue Eduardo Kohn 1, lorsque les Runas, faute de mieux, les nourrissent avec des végétaux, ils prennent soin de les appeler « viande ». Sans quoi les chiens n’y toucheraient peut-être pas. Mieux encore : ils s’adressent à eux à la troisième personne, un usage inconnu entre villageois. Il y a donc une langue pour les chiens. Et puis, tandis que deux femmes sont en train de s’occuper chez elles, voilà que passe une sorte de coucou qui, à la volée, lâche un cri. « Il a dit shicùhua », explique une des femmes, ce qui est un mot de la langue quichua. Bien entendu, l’oiseau n’a rien dit de tel, mais du coup, l’indice devient un présage. Sur la nature qui les entoure, les Runas ont encore d’autres idées : que les animaux sauvages sont en fait le « bétail » des esprits de la forêt, que ces esprits sont des « Blancs », et que les chamanes sont capables de dialoguer avec eux. Ils ne sont pas les seuls en haute Amazonie à affirmer de telles choses, qu’un ornithologue ou un dresseur de chiens serait tenté de qualifier de croyances, ou plus charitablement peut-être, de « vision du monde » différente de la sienne. Mais c’est un peu court, estime E. Kohn, c’est oublier que les êtres vivants – nous verrons plus loin jusqu’où cela peut aller – communiquent par signes visuels, gestuels, sonores, odoriférants, corporels, et que prendre au sérieux ce fait-là peut nous aider à comprendre ce que disent les Runas.

Les icônes et les indices

Certes, les chiens des Runas ne comprennent sans doute pas pourquoi on s’adresse à eux à la troisième personne, et les oiseaux ne parlent pas quichua. Mais il existe d’autres signes que ceux du langage, et Charles Sanders Peirce (1839-1914), fondateur de la sémiotique, en distinguait deux autres classes : les icônes et les indices. Le signe iconique agit par analogie avec l’objet représenté : ce sont, par exemple, les « grands yeux » (ocelles) que de nombreux papillons portent sur les ailes, ou encore la forme en brindille des insectes appelés phasmes. Ce sont bien des signes et ils ont pour fonction de tromper les prédateurs sur la nature de ce qu’ils voient : un animal sans doute trop gros pour eux dans le premier cas, un végétal sans intérêt dans le second. Le signe iconique, considère E. Kohn, est le plus simple de tous. Il ne suppose pas de code, se propage par copie génétique, et se manifeste dans des organismes vivants dépourvus de système nerveux, comme les végétaux. Les orchidées, par exemple, sont spécialistes du mimétisme visuel et olfactif : elles imitent l’aspect et l’odeur de l’insecte femelle, attirant ainsi les mâles qui, allant de fleur en fleur, pollinisent l’espèce.

L’indice, lui, présente une diversité plus grande : il est motivé par différentes sortes d’interactions physiques entre le référent (ce qui est représenté) et le signe proprement dit (representamen). Il est présent dans de nombreuses formes de communication animale, aussi bien involontaires qu’intentionnelles, telles que la trace chimique laissée par la fourmi, le brame du cerf ou la danse de l’oiseau de paradis. Les sémioticiens réservent le terme de langage à celui des humains, le seul dont on ait la preuve qu’il repose sur un code conventionnel détaché de son objet, et use d’une autre sorte de signe : le symbole.

Ce bref rappel des outils de la communication non humaine permet à E. Kohn d’illustrer, avec l’aide des Runas, deux idées. D’abord, et en accord avec le principe même de la sémiotique, que le langage humain n’est pas le seul système de communication. Ensuite, que les signes n’étant pas des causes, au sens que donnent les sciences physico-chimiques à ce terme, ils doivent être lus.

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Les gens du village et le reste du monde

Dans le processus de sémiose, il y a – selon Peirce – trois termes : un référent, un signe, et un interprétant. Lire un signe, c’est l’interpréter. Lorsqu’un palmier fatigué s’abat à grand bruit dans la forêt des Runas et qu’un petit singe s’enfuit dans la canopée, explique E. Kohn, ce n’est pas seulement une relation de cause à effet. Cela suppose de la part de l’animal d’associer ce bruit à d’autres bruits rangés sous l’étiquette « danger » : le singe a lu un indice qu’il aurait pu, d’ailleurs, interpréter autrement. Dans cette opération, il y a quelque chose qui est une forme de pensée. C’est là où la fréquentation des Runas permet à E. Kohn une vision plus large des choses. Car si un esprit occidental admet volontiers qu’un singe puisse penser, il lui est difficile de généraliser cela à l’ensemble des organismes vivants. Les Runas eux ne divisent pas la biosphère en « humains » et « non-humains » : « runa » désigne les gens du village, le reste du monde étant peuplé d’autres espèces de « gens » : Blancs, jaguars, rongeurs, etc. La pratique et la théorie runa du monde admettent que tout être vivant est, en quelque sorte, un sujet agissant et pensant.