« Défonce » et oppressions à East Harlem

Philippe Bourgois, Seuil, «Liber», 2001, 462 p., 150 F. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Lou Aubert. Premire édition, Cambridge University Press, 1995.
Une enquête de terrain dans un quartier des bas-fonds livré au commerce du crack débouche sur l'analyse des mécanismes d'exclusion, de domination et de reproduction de la violence.

Le crack, une mixture de cocaïne et de bicarbonate de soude, se consomme en fumant. La combustion libère l'agent psycho-actif de la cocaïne. S'ensuit un rush extatique éphémère (de deux minutes environ).

Entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990, une épidémie de crack a déferlé dans le quartier le plus pauvre de Manhattan, le barrio portoricain de East Harlem, qui jouxte le quartier le plus riche de l'île, Upper East Side. L'opulence côtoie la misère. Au coeur d'une situation d'apartheid, Philippe Bourgois entreprend une ethnographie du commerce et de la consommation de drogue. Il dresse une sociologie de la culture de rue. Ce livre aux analyses rigoureuses et au ton engagé fonctionne comme un récit. La monographie et le carnet de terrain s'imbriquent. Des récits de vie entrelacés, de larges extraits d'entretiens ou de discussions informelles (enregistrés sur magnétophone) permettent de restituer le point de vue des acteurs, la saveur et la crudité du parler de la rue. Les paroles des revendeurs s'emballent parfois sous l'effet de la bouffée d'excitation du crack ou des « montagnes russes » du speed-ball (héroïne et cocaïne).

Outre les tirs à balles réelles (des coups de feux épars et rafales de mitraillettes, relatés entre crochets, ponctuent les entretiens), l'auteur est coincé entre deux feux théoriques : soit rendre exagérément présentables les victimes de la drogue et de la misère et perdre en impartialité et en objectivité, soit rendre compte plus crûment de la réalité et risquer d'alimenter le discours de ceux qui pensent que les pauvres et les exclus sont responsables de leur sort. A cet égard, l'idéologie des pauvres « indignes » (unworthy) rejoint ce « bon sens » populaire américain qui condamne la victime.

P. Bourgois vit au quotidien le quartier dans lequel il s'est installé avec sa femme et son nourrisson pendant deux ans et demi. Les membres du réseau de revente de crack prennent d'abord l'anthropologue pour un agent de la brigade des stupéfiants en mission longue, un toxicomane déguisé ou un pervers. Sa couleur de peau et ses origines de classe le font passer pour un « étranger », représentant de la société blanche. Un long travail d'approche lui permet de légitimer sa présence. Une fois accepté au sein de la maison de crack, il devient à l'inverse « un objet de prestige exotique » et l'on veut s'afficher avec lui. Il est même intronisé « nègre honoraire » par Primo, personnage central du livre. La présence d'un visage pâle, qui pourrait être un policier en civil, la nuit dans la maison du crack, sert même d'épouvantail pour les braqueurs potentiels...