Comment se fait-il que les hommes politiques doivent faire campagne sur la sécurité pour être élus ? Si cette préoccupation a été au centre des dernières élections présidentielles, le fait est que ce sujet est longtemps resté tabou. De fait, on ne commence à se soucier des mesures de la délinquance que depuis fort peu : les députés Christophe Caresche et Robert Pandraud n'ont rendu leur rapport au Premier ministre sur le sujet, le premier du genre, qu'en janvier 2002. Et encore méconnaissent-ils largement les différentes sources possibles (informations médicales, enquêtes de délinquance autodéclarée, notamment) et, surtout, la nécessité de rendre ces sources utiles au plan local pour réduire la délinquance. C'est dire qu'on ne fait qu'entrer dans une période de début de connaissance systématique de la délinquance.
Les outils disponibles sont peu nombreux. Il y a d'abord ce qu'on appelle les « chiffres officiels », ceux de la police et de la gendarmerie. Dans un pays centralisé comme la France, ils sont collectés par les agents de l'Etat et décomptés à Paris. Aux Etats-Unis, le ministère de la Justice, à Washington, produit l'UCR (Uniform Crime Report), une compilation des chiffres des polices locales, mais le principe est le même. En France, ils ont pour intérêt de remonter jusqu'à 1972, voire 1950 sous une forme plus frustre. En Europe, tous les pays ont connu la même poussée délinquante entre 1950 et le milieu des années 80 : les vols ont fait exploser la statistique dans tous les cas. La seule exception parmi les pays occidentaux reste le Japon.
Beaucoup critiquées, les indications qu'on tire de ces données sont pourtant confirmées le plus souvent par deux autres sources : les enquêtes sur les victimes et celles sur les auteurs. Les statistiques de police donnent ainsi des niveaux différents (la quantité d'actes) de délits par rapport aux autres méthodes, mais des profils convergents (évolution d'une année sur l'autre, caractère urbain, rajeunissement, sexe des auteurs, etc.).
Il est vrai que les limites sont réelles pour les comparaisons internationales. Cependant, des enquêtes sont disponibles depuis 1989 en Europe, grâce aux International Crime Victimization Surveys (ICVS), qui permettent de connaître les taux de délits sur une année pour 100 habitants en « court-circuitant » les filtres policiers éventuels. Ceci est l'occasion de réfuter l'explication de la hausse de la délinquance en France, au motif qu'elle serait un artefact résultant en réalité de plus fréquents dépôts de plainte de la part des particuliers : le taux de plaintes est en baisse entre 1989 et 2000, passant de 37 % à 34 % pour ce qui concerne les agressions et de 61 % à 49 % pour l'ensemble des délits.
Quant au taux de délits, la France occupe une position européenne médiane. Avec un taux moyen de délits de 35,2 % en 2000, elle se situe entre l'Autriche en tête avec 54,3 % et le Portugal en queue de peloton avec 25,8 %. Mais la France possède une particularité qui tient plutôt à la dégradation de la sécurité pour les agressions : le taux a doublé depuis 1989, passant de 2,9 à 6 actes pour 100 habitants. Les taux français d'agressions demeurent trois fois supérieurs à ceux du Portugal et dix fois à ceux du Japon.
Les enquêtes de délinquance autodéclarée
Il y a encore un moyen de décrire la délinquance. Il s'agit de la délinquance autodéclarée. Ces enquêtes sont « l'inverse » de celles qui portent sur les victimes, l'autre face de la pièce. Elles permettent de connaître la délinquance cachée aux yeux des autorités. La conclusion à laquelle sont arrivés nombre de pays est que le seul moyen de connaître cette délinquance est de faire parler les auteurs eux-mêmes. Et pour ce faire, il faut partir de la population générale, dont une partie se révélera auteur d'incivilités et de délits divers au cours d'un questionnaire. Cela impose le volontariat (aucune déclaration fiable ne peut être obtenue sous la contrainte) et l'anonymat absolu des réponses.
Une telle méthode a été utilisée dès les années 50 aux Etats-Unis, puis dans les années 80 en Europe. En France, la méthode a tardé à émerger, les équipes universitaires n'ayant pas réussi à convaincre les autorités de se joindre à son développement il y a vingt ans. Depuis quelques années, cependant, on note un essor, particulièrement à Grenoble. Réunis dans le bureau « Sécurité et société », des chercheurs des laboratoires du CNRS (CIDSP, Centre d'information des données sociopolitiques, et Cerat, Centre de recherche sur le politique, l'administration, la ville et le territoire) ont conçu et exploité la première grande enquête représentative sur la délinquance autodéclarée, réalisée en juin 1999 dans deux agglomérations, Grenoble et Saint-Etienne, auprès d'adolescents âgés de 13 à 19 ans.
Ici, ce sont les auteurs des délits qui s'expriment, et plus seulement les victimes (bien qu'on puisse être l'un et l'autre). Or, jusqu'à preuve du contraire, l'auteur est celui qui réalise le délit. C'est donc sur lui qu'il est intéressant de collecter le plus d'informations possibles. De plus, ces enquêtes permettent de faire le lien entre la délinquance et la socialisation des jeunes : leur insertion à l'école, leur vie familiale, l'emprise des groupes de copains, par exemple. Elles permettent aussi d'ajuster la prévention et la répression. Quels résultats ont été obtenus grâce à ce nouvel outil d'appréciation de la délinquance ?