...avec Foucault
Le sujet de la querelle qui opposa Jacques Derrida et Michel Foucault semble bien pointu : il s'agit du commentaire d'un passage de René Descartes dans les Méditations métaphysiques. En fait, derrière ce conflit d'interprétation, ce sont deux manières de concevoir la philosophie et son histoire qui s'opposent : celle « externaliste » de M. Foucault, qui l'appréhende de manière tout à la fois pragmatique et transversale, et celle « internaliste » de J. Derrida. Pour comprendre, entrons un peu dans le détail.
Tout le monde connaît ce moment où R. Descartes, au début des Méditations, pour trouver le vrai, décide de douter de tout et de tenir pour faux tout ce qui n'est pas indubitable. R. Descartes assez vite envisage de douter des données des sens, même les plus proches : « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »
« Mais quoi ? Ce sont des fous... »
Dans Histoire de la folie à l'âge classique (1961), M. Foucault y voit l'expulsion de la folie hors de la raison qui caractérise l'âge classique et le grand renfermement (voir l'article p. 24). J. Derrida, dans une conférence de 1963 intitulée « Cogito et histoire de la folie », refuse cette lecture. Si la folie semble dans un premier temps mise à distance, via l'hypothèse du malin génie, R. Descartes « en installe la possibilité au coeur de l'intelligible ». L'acte du cogito vaut « même si je suis fou, même si ma pensée est folle de part en part ». En 1972, dans son article « Mon corps, ce papier, ce feu » (publié dans la réédition de 1972 de son ouvrage Histoire de la folie, chez Gallimard), M. Foucault répond sèchement à J. Derrida. Selon lui, ce n'est qu'au prix d'un certain nombre de passe-passe herméneutiques qu'on peut considérer que la méditation cartésienne est non pas exclusion ou rejet de la folie mais affrontement avec elle. Plus fondamentalement, M. Foucault reproche à J. Derrida une certaine conception de la philosophie centrée sur elle-même : « Comment une philosophie si préoccupée de demeurer dans l'intériorité de la philosophie pourrait-elle reconnaître cet événement extérieur, cet événement limite, ce partage premier par lequel la résolution d'être philosophe et d'atteindre à la vérité exclut la folie ? » J. Derrida nierait ainsi toute possibilité de lecture externe.