Louis Dumont (1911-1998)

Des castes à l'individu

En portant un regard indien sur notre société, Louis Dumont a soulevé les contradictions inhérentes au développement de l'idée de société individualiste. Histoire d'une pensée controversée.

« L'anthropologie estl'étude des sociétés vues de l'extérieur. » La formule est de Louis Dumont. Appliquée à son oeuvre, elle sonne presque comme une mise en garde : à prendre ses distances, on peut avoir quelque mal à se faire comprendre. Auteur, en 1966, d'un essai sur le système des castes en Inde (Homo hierarchicus), L. Dumont entamait un parcours fait à la fois de reconnaissance, mais aussi d'un relatif isolement à peine compensé, aujourd'hui, par le succès d'un livre publié dix-sept ans plus tard, les Essais sur l'individualisme.

Ce parcours peut, si l'on veut, se résumer en une phrase : « Les castes nous enseignent un principe social fondamental, la hiérarchie, dont nous modernes avons pris le contre-pied, mais qui n'est pas sans intérêt pour comprendre la nature, les limites et les conditions de réalisation de l'égalitarisme moral et politique auquel nous sommes attachés » (Homo hierarchicus, p. 14). L'exemple indien jouera, en effet, dans toute l'oeuvre de L. Dumont, le rôle d'idéal-type dans une comparaison de grande ampleur entre deux modèles de sociétés.

L'Inde et la hiérarchie pure

Les unes - cas général des sociétés anciennes - sont « holistes », c'est-à-dire valorisent la subordination de l'individu au tout social. Les autres - en fait, comme la nôtre, moderne - sont « individualistes » et mettent en exergue l'égalité, la liberté et la satisfaction des besoins de chacun. On reconnaît là une opposition déjà abordée par la sociologie du xixe siècle, notamment sur le rapport entre communauté et société. Mais L. Dumont va orienter cette partition du monde dans un sens qui lui est propre : loin de s'inscrire comme une fin logique de l'histoire, la société moderne y fait figure d'exception et de bizarrerie à expliquer.

Le fonctionnement des castes en Inde a appelé de nombreuses analyses en termes de corporations et de stratification sociale. Selon L. Dumont, il s'agit de tout autre chose. Le système indien s'appuie sur deux grands principes : l'opposition entre le pur et l'impur, et la division de la société indienne en quatre varna, ou « états », selon la tradition védique.

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Déjà relevée par d'autres auteurs, la notion de « pureté » guide en Inde tous les actes essentiels de la vie, en particulier l'alimentation, et attribue une souillure particulière au fait de toucher ou consommer tout ce qui relève du déchet organique, des humeurs du corps et de la chair morte, animale ou humaine. Elle est particulièrement évidente pour rendre compte de la distinction entre les castes les plus pures (les brahmanes) et végétariennes, et le bas de l'échelle, qu'on appelle les « intouchables », parce qu'ils vivent, souvent professionnellement, au contact de la souillure (cuir, cheveux, chairs mortes, ordures). Par ailleurs, des textes védiques tardifs font état de la division de la société indienne en quatre catégories d'hommes ou varna. Par ordre de dignité décroissante : brahmanes (prêtres), kshatriya (rois-guerriers), vaishya (éleveurs-marchands) et shudra (serviteurs). Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une hiérarchie religieuse, mais qui fait place à l'exercice du pouvoir : les « rois-guerriers » sont situés plus haut que ne voudrait le seul critère de pureté (ils mangent de la viande et sont polygames).