DOMINIQUE BOURG, PHILOSOPHE © HANNAH ASSOULINE
Qu’est-ce qu’un commun ?
J’appelle « commun » d’abord quelque chose que personne ne peut s’approprier mais que tout le monde peut dégrader. Quelque chose de vulnérable, qui rend possible un domaine de réalité particulier. Prenons le langage. Ce bien est commun, il n’y a pas de langue sans multiplicité de locuteurs. Il n’est pas appropriable. Il permet d’exprimer une pensée approfondie et d’échanger de façon fine avec autrui, mais il est vulnérable. Si aucun des locuteurs n’en prend soin, par exemple si, à chaque fois qu’un journaliste emploie un mot compliqué, on lui demande de l’enlever, on impose à tous un vocabulaire appauvri. La monnaie est un commun, multiplicateur d’échanges. Si quelqu’un s’approprie toute la monnaie, il n’y a plus d’échange possible. La démocratie, le climat sont des communs.
Or avec le dérèglement climatique, nous sommes en train d’altérer l’habitabilité de la Terre. Au bout d’un moment, il faudra renoncer à habiter certains lieux, et s’adapter si possible à d’autres. L’Espagne se désertifie, bientôt ce pourrait être notre tour. Je me rappelle, à la télé, en décembre 2023, cette localité du Pas-de-Calais où des gens avaient été inondés deux fois en quelques semaines. Ils s’inscrivaient dans le discours contemporain, demandaient des digues, des assurances, mais ils ne faisaient aucun lien avec le dérèglement climatique. Mais un degré Celsius supplémentaire sur la planète, c’est 7 % d’humidité en plus, réparti de façon encore plus inégale qu’avant. Nous sommes déjà à + 1,5°C, cela implique des inondations récurrentes dans certains endroits. Nous allons devoir renoncer au comté parce que les prairies du Jura vont s’assécher. Tout ça, c’était du commun. On garde le réflexe individualiste, technosolutionniste, mettez-nous des digues ! Mais on voit bien que ce récit n’aura qu’un temps et que les communs vont s’imposer.
En quoi votre définition des communs diverge-t-elle de celle d’autres auteurs ?
Dans son fameux article « La tragédie des communs », en 1968, l’écologue américain Garrett Hardin (1915-2003) postulait qu’il n’existait que deux modes de gestion, privé ou étatique, et donc que toute ressource en libre accès, sans régulation étatique ou sans appropriation privative, était vouée à être surexploitée et détruite. L’économiste Elinor Ostrom (1933-2012), plus tard, va mettre en lumière des communs ni étatiques ni privés, mais communautaires, qui existent encore, par exemple les pâturages partagés des Alpes suisses. Mais Garrett Hardin ignore tout ça. Parce que la pensée moderne rend impensable quelque chose comme un commun. La philosophie du contrat postule que l’individu précède la société. Et la société n’est donc légitime que pour autant qu’elle permet de mieux préserver les intérêts de l’individu. Cela dérive vers un individualisme complètement fou, qui va connaître son expression la plus radicale avec les libertariens tel Elon Musk, qui se voient comme totalement autosuffisants. C’est absurde, car nous sommes créés par les autres, la famille, le langage, l’apprentissage.