Hindouisme et société des castes

Depuis trois millénaires, une majorité d'Indiens adhère à l'hindouisme et, en principe, au système des castes. Comment s'explique la permanence de ce système social ?

L'Inde est souvent considérée par les Occidentaux comme une société strictement hiérarchisée, dans laquelle les individus seraient prisonniers des castes - des catégories sociales, rigides, transmises de génération en génération. Une telle vision, si elle véhicule une part de vérité, n'en est pas moins réductrice. Le système des castes, inséparable de la religion hindoue à laquelle adhèrent aujourd'hui plus de 80 % des Indiens, s'est forgé sur près de trois millénaires, une longue période propice à de nombreuses évolutions sociales et religieuses. L'époque moderne a vu l'Inde accéder à l'indépendance en 1947, adoptant une démocratie parlementaire et tentant d'abolir constitutionnellement les discriminations de castes... Et pourtant, aujourd'hui encore, la plupart des Indiens veillent toujours à ce que leurs alliances de mariage soient réalisées à l'intérieur de leurs groupes respectifs d'appartenance (castes ou sous-castes). Pour expliquer la persistance de ce système social, il convient de se pencher sur son rapport aux idées et valeurs religieuses.

Le système des castes viendrait d'une conception organique de l'ordre social énoncée dès l'aube de la civilisation indienne (du IIe au Ier millénaire avant notre ère) dans les Veda- 1, avec la notion de dharma (« loi socio-cosmique »). Cette pensée repose sur une vision relationnelle de l'homme et d'un univers différencié en plusieurs mondes. Un hymne des Veda est consacré à l'homme cosmique, Purusha, et à son sacrifice par les dieux dont seraient issus les quatre varna (« couleur, classe d'hommes, ordre ») : de la tête vient la prêtrise brahmane ; des épaules les guerriers et les rois kshatriya ; des cuisses les producteurs vaiçya (paysans et commerçants) ; enfin des pieds les çûdra (incluant agriculteurs, artisans, etc.). Dans les derniers siècles avant l'ère chrétienne, les textes normatifs (lois de Manou, traités de dharma) énoncent que ces çûdra sont au service des trois premiers varna qui, eux, ont accès au Veda, enseigné par les seuls brahmanes. Les trois premiers varna font ainsi partie des « deux fois nés » à la suite d'une initiation. Selon ces textes, il n'y a pas de cinquième varna. Pourtant, le descendant d'une femme brahmane et d'un père çûdra est un candâla - homme méprisé, parce que issu d'un mélange de varna, et prototype des « intouchables ». Plus tard, on en parlera (à tort) comme de « hors-castes ».

Dès la période du Veda, constitué par des locuteurs d'une langue indo-européenne, le sanskrit-, est donc mise en évidence la relation binaire à partir de laquelle se construit la hiérarchie des varna et des castes. Le brahmane, détenteur du brâhman (« formule rituelle », pouvoir religieux), barde et prêtre marié, dont le savoir est transmis dans un clan nommé, officie pour un sacrifiant - roi ou prince, détenteur du kshatra ou pouvoir temporel - qui fait faire des sacrifices pour son bien et rémunère le prêtre par des honoraires sacrificiels et des dons. On ne sait rien des populations qui vivent autour.

C'est cependant dans le même milieu que naissent (à partir du vie siècle avant notre ère) des doutes sur l'agir dans le monde, et une réflexion métaphysique connue par les Upanishad-. En effet, tout acte, y compris le rite (karman), bon ou mauvais, « parce qu'il est fait en vue d'un résultat futur », condamne l'homme à renaître suivant ses mérites à un stade du continuum des êtres, depuis le brin d'herbe jusqu'au brahmane et au-delà, donc à re-mourir « pour récolter les fruits qui n'ont pas " mûri " dans la vie présente » : la question qui se pose alors est de savoir comment sortir du cycle des renaissances pour atteindre la délivrance (moksha), conçue comme la fusion du « soi » (âtman), principe qui anime l'être individuel, dans l'« Absolu de l'Etre indifférencié » (Brâhman). L'abandon de la vie rituelle et sociale pour une existence d'ascèse et de mendicité auquel se livrent les renonçants sera une réponse individuelle qui dévalorise l'action dans le monde, source d'impureté 2.

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L'avènement d'une théologie nouvelle

Une réponse alternative, entre d'autres considérées comme hérétiques par le milieu brahmanique, sera donnée par le Bouddha, « l'Eveillé », au ve siècle avant notre ère. Celui-ci, méditant sur la souffrance, la maladie, la vieillesse et la mort, effets du désir et des actes, en conclut qu'on ne pouvait sortir du cycle des renaissances que par l'« extinction du soi », le nirvana. Non seulement le Bouddha niait ainsi l'idée de « permanence de l'être » chère à la pensée brahmanique, mais surtout, en constatant que l'expérience de la souffrance est partagée par les hommes, il les déclarait égaux et prêchait la compassion, la non-violence, la tolérance. D'emblée, l'idéal moral bouddhiste eut une portée universelle qui n'avait que faire du brahmane et de ses rites, refusait les discriminations statutaires. Les laïcs qui suivent cette prédication gagnent des mérites en nourrissant les moines du Sangha (communauté monastique bouddhiste) et, en principe, ne font plus entre eux de distinctions selon la naissance et les varna. Cet état de choses ne troubla le milieu brahmanique qu'avec le règne du plus prestigieux empereur de la dynastie Maurya, Asoka, au iiie siècle avant notre ère. Celui-ci, converti au bouddhisme, se donne en modèle, estimant que « l'exercice de la royauté doit être un moyen de faire progresser la vertu, de répandre et faire triompher les notions morales ». Il organise la propagation du bouddhisme et fait inscrire sur pierre, dans toute l'Inde, des édits dont la teneur morale est exceptionnelle pour l'époque. Les brahmanes ne sont pas persécutés, mais ces mesures « touchaient à un de leurs privilèges essentiels, celui d'être gardiens de la morale publique en tant qu'elle procède du Veda » 3. Leur réaction est connue à partir des traités de dharma qui réaffirment l'orthodoxie et les codes de conduite, classent la prolifération de petits regroupements sociaux en tant que jâti (« naissance, espèce », caste) ; car si un mélange de varna ou un mauvais karman dans une vie antérieure peut rendre compte de la renaissance dans une jâti de bas statut, la caste est d'abord transmise par la filiation.