Dans l'introduction de votre livre, prenant le contre-pied des traditions scientifiques qui considèrent que l'évolution biologique et l'histoire culturelle sont indépendantes, vous avancez que la « théorie de l'évolution biologique peut être étendue à la culture ». Que voulez-vous dire par là ?
La théorie génétique de l'évolution biologique reconnaît quatre facteurs d'évolution biologique : la mutation, qui est la source de toutes les diversités entre individus et espèces et se transmet par hérédité ; la sélection naturelle, découverte simultanée de Charles Darwin et de Alfred Wallace, qui trie les mutations en fonction de leur succès reproductif ; la dérive génétique, ou hasard généralisé, qui est la conséquence de deux faits : d'abord, les mutations sont rares et apparaissent au hasard ; ensuite, le nombre d'enfants engendrés par chaque parent est très variable en raison d'une multitude de facteurs qui ne sont pas sous notre contrôle et ne peuvent être abordés que par des méthodes statistiques. Tout cela nous autorise à dire qu'une partie du changement évolutif est le produit du hasard. Enfin, le quatrième facteur est la migration des individus et des populations, qui opère des mélanges génétiques.
Ces phénomènes sont tous liés à une propriété centrale du vivant : les organismes sont capables de reproduire des individus extrêmement semblables à eux-mêmes, et c'est ce qu'on appelle aussi la capacité d'autoreproduction. Naturellement, tout cela est possible seulement dans un environnement qui offre tous les matériaux et les conditions physiques nécessaires pour la reproduction des êtres vivants.
Et que serait une « évolution culturelle » ?
Convenons d'abord d'appeler « culture » l'ensemble des connaissances et des compétences qu'un individu acquiert à partir de sa naissance, et ce à l'aide de son cerveau. On peut admettre que certains animaux aussi ont une « culture », mais que, grâce à la communication langagière, notre cerveau nous a dotés d'aptitudes culturelles bien supérieures à celles des autres organismes vivants. Les hommes sont donc des animaux culturels, et notre bagage héréditaire consiste dans des idées, qui transitent d'un cerveau à un autre grâce au langage articulé. De ce point de vue, la culture, tout comme l'hérédité génétique, tend à se reproduire identique à elle-même. Mais il y a aussi des changements : des idées ou des connaissances nouvelles, ou au contraire des idées que l'on abandonne ou des connaissances anciennes que l'on perd. On peut les comparer aux mutations en biologie de l'évolution. En génétique, les éléments porteurs d'hérédité et sujets à mutations sont des « gènes ». En matière d'héritage culturel, certains auteurs ont voulu postuler l'existence de tels éléments : Richard Dawkins appelle cela des « mèmes », mot qui évoque la transmission par imitation, d'autres parlent de « sèmes », se référant au symbolisme propre du langage. Personnellement, je n'ai jamais senti véritablement la nécessité d'identifier, comme on le fait pour les gènes, des unités culturelles signifiantes. Car notre connaissance des lois de la transmission culturelle est encore trop faible. Trop peu de chercheurs s'en sont préoccupés, même si j'ai écrit, avec Marc Feldman, un ouvrage intitulé Cultural Transmission and Evolution (Princeton University Press, 1981). Les anthropologues ne l'ont pas lu ? il y avait trop de mathématiques dedans ?, mais des économistes s'y sont intéressés. C'est une question qui, cependant, devrait être au centre de l'anthropologie contemporaine.
On connaît, malgré tout, certaines propriétés essentielles de la transmission culturelle, comme sa vitesse variable. La transmission génétique, elle, est plutôt lente chez l'homme, puisque l'unité de temps est la génération (trente ans). La transmission culturelle peut être extrêmement rapide, instantanée presque, puisqu'elle dépend des moyens de communication, aujourd'hui électroniques. Mais certains caractères culturels évoluent assez lentement, parce qu'ils sont principalement transmis de parents à enfants, au même pas que la transmission génétique. Les changements y sont donc lents. Ce mode de transmission est appelé « vertical », tandis que la transmission culturelle rapide est dite « horizontale ». Il est clair, par exemple, que les langues maternelles sont transmises en bonne partie de façon verticale. Cela explique la lenteur de l'évolution des langues. Beaucoup d'autres traits culturels, comme la religion, ont une évolution lente, pour la même raison. Il existe aussi d'autres raisons sociales qui peuvent limiter le rythme des changements, le conformisme, par exemple. Le rythme de l'évolution biologique et celui de l'évolution culturelle ne sont donc pas totalement étrangers l'un à l'autre.