Sciences Humaines : En France, l'acquisition de la nationalité est traditionnellement assimilée au droit du sol. De quand date ce droit ?
Patrick Weil : Au début du xvie siècle, trois conditions sont encore nécessaires pour être reconnu français : être né dans le royaume de France ; être né de parents français ; et demeurer d'une manière permanente dans ce royaume. Le droit d'aubaine permet alors au roi de s'approprier l'héritage de tout étranger qui meurt sans héritier français. En outre, un enfant de Français ne peut succéder à ses parents s'il est considéré comme aubain, c'est-à-dire s'il est né à l'étranger. Les parlements - les tribunaux de l'époque -, saisis par des plaignants qui contestent leur qualité d'aubain, font, en tranchant ces différends, évoluer la définition du Français. A la veille de la Révolution, on peut être Français si l'on est né en France de parents étrangers, ou à l'étranger de parents français. Mais le critère important, c'est d'être résident sur le territoire du royaume pour le présent et pour le futur, car c'est le signe de l'allégeance au roi. Cela dit, c'est bien le droit du sol qui domine, car un enfant né en France de parents étrangers n'a pas besoin de faire de démarche de certification de sa « qualité de Français » comme on dit à l'époque. Au contraire, l'enfant né à l'étranger de parents français doit souvent effectuer une déclaration de nationalité pour avoir l'assurance que cette qualité de Français lui est bien reconnue. La Révolution va pour la première fois fixer ce qu'est un Français dans la Constitution de 1791. Puis, à partir de 1793 et jusqu'en 1803, le droit du sol domine exclusivement l'attribution de la qualité de Français.
Dans votre dernier livre, vous montrez que ce primat du droit du sol n'a pas été aussi permanent qu'on l'imagine.
En effet, au xixe siècle, suite à l'adoption du Code civil, c'est le droit du sang qui prime : la filiation paternelle devient le mode d'acquisition exclusive de la nationalité à la naissance.
C'est une complète novation qui n'a rien, à l'époque, d'à proprement parler ethnique. Sa signification est d'une autre nature. Ce droit du sang exprime la reconnaissance d'un droit de la personne, il est un moyen de libérer l'individu de sa dépendance à l'égard de l'Etat et du roi du point de vue de sa nationalité. Désormais, cette dernière s'acquiert à la naissance par le père et ne se perd pas, si l'on part ensuite résider à l'étranger ou qu'on y procrée. Dans l'esprit de l'abbé Sieyès, la nation, qui doit devenir plus autonome par rapport à l'Etat, est une grande famille et la nationalité se transmet dorénavant comme le nom de famille par la filiation. La reconnaissance du droit du sang peut donc être interprétée comme la première étape de la modernisation du droit de ce qu'on appellera à partir des années 1820 la « nationalité » pour désigner de manière courante le lien juridique entre un Etat et une personne.
Le Code civil marque en quelque sorte la victoire de François Tronchet, un vieux juriste de près de 80 ans, sur Napoléon Bonaparte. Non que ce dernier fût hostile au droit du sang, mais il était partisan d'ajouter ce droit au droit du sol et ce, afin d'embrasser la plus large population, persuadé qu'il était que plus la population était nombreuse, plus la France serait une grande nation.
La novation introduite par le Code civil va être copiée au cours du xixe siècle par la plupart des pays d'Europe continentale, à l'exception des pays sous influence directe britannique où perdurera le droit du sol, soit l'Irlande, le Portugal et le Danemark. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est donc pas l'Allemagne prussienne qui a inventé le droit du sang, celle-ci n'ayant fait qu'adopter le modèle français !
Jusqu'à quand ce modèle a-t-il perduré ?
La domination du droit du sang perdure jusqu'à la fin du xixe siècle. Entre-temps, la France est devenue un pays d'immigration plus que d'émigration. Il y a, dans les départements frontaliers, où résident beaucoup d'étrangers, une pression pour le retour d'un droit du sol. En effet, les fils d'étrangers, nés en France, ne réclament pas la nationalité française ; ils échappent à un service militaire qui dure parfois jusqu'à huit ans et cela paraît comme un privilège auquel il faut mettre un terme. C'est pour établir l'égalité devant les charges publiques, l'égalité des devoirs entre tous les enfants nés en France que le droit du sol est rétabli. Mais il ne s'agit plus tout à fait du même droit que sous l'Ancien Régime. Lorsqu'un enfant naît en France de parents étrangers, il devient Français à sa majorité. S'il est né en France d'un parent déjà né en France, le nouveau-né est Français dès sa naissance. On prend en compte, pour attribuer la nationalité, l'éducation dans la société, la résidence passée et non, comme dans l'ancien droit, la résidence présente et future qui était signe de l'allégeance. Une conception que nous avons conservée jusqu'à nos jours.