Du bruit dans les images

Les sociétés contemporaines du monde entier raffolent de l’usage des pictogrammes et autres illustrations graphiques… Revenant sur l’idée reçue selon laquelle un bon schéma vaut mieux qu’un long texte, Christian Morel passe en revue les raisons pour lesquelles les images d’information sont peu lisibles.

Le graphisme d’information envahit nos sociétés modernes : pictogrammes, schémas dans les modes d’emploi, illustrations graphiques dans la presse et dans les produits de vulgarisation, notamment scientifique. Celui-ci a l’ambition de constituer un langage plus accessible que l’écriture et universel, c’est-à-dire susceptible d’être compris quelle que soit sa langue. Mais c’est une illusion. Ainsi le faible degré de compréhension des pictogrammes est stupéfiant. Par exemple, dans un échantillon international, seuls 16 % comprennent qu’un pictogramme de masque stylisé indique un théâtre. De même, lors de conférences sur ce sujet, j’ai présenté divers pictogrammes glanés ici et là (notamment des pictogrammes touristiques ordinaires observés à Cracovie) et personne n’a été capable d’en donner le sens. Par ailleurs, les lecteurs sont beaucoup moins réceptifs aux images qu’on le pense. Les illustrations enrichies censées favoriser la lecture et la compréhension compliquent l’information au lieu de la simplifier. Ainsi deux auteurs ont-ils étudié les réactions de lecteurs devant les graphiques fortement embellis du quotidien américain USA Today, spécialiste des schémas sophistiqués, et les mêmes graphiques reconstitués sans fioriture (1). Leur conclusion est claire : les lecteurs préfèrent les graphiques sans embellissement, qu’ils trouvent plus accessibles. Ces spécialistes concluent que ces ajouts « gaspillent de l’espace pédagogique sur les plans physique et mental ». Le graphisme d’information est en fait rempli de bruits, que nous allons tenter d’inventorier et de décrypter.
Une première dimension est que l’univers des pictogrammes, catégorie particulière des images d’information, se rapproche par certains aspects de celui d’une langue. Il n’est donc pas d’emblée accessible. Comme les mots, les pictogrammes ne deviennent compréhensibles qu’en fonction du contexte. À Dubrovnik, haut lieu du tourisme en Croatie, un pictogramme représente un homme en maillot de bain et une femme en bikini dans un cadre barré par un gros trait rouge en diagonale. On trouve ce pictogramme à l’entrée de la salle de restaurant d’un grand hôtel du bord de mer. Il signifie que les tenues de plage sont interdites dans le restaurant. À 500 mètres de là, sur une petite île située en face de cet hôtel, le même pictogramme est représenté à l’entrée d’une plage. Cette fois, il veut dire exactement le contraire : il s’agit d’une plage de nudistes, et le pictogramme en interdit l’accès aux vacanciers habillés. À l’entrée de la plage de nudistes, l’usager qui ne sait pas qu’il y a là une telle plage considère le pictogramme comme une véritable énigme, surtout s’il a déjà vu ce pictogramme à l’entrée du restaurant de son hôtel. Le contexte dans ce cas s’avère déterminant pour comprendre un pictogramme…
De même, comme les signifiants des langues, des pictogrammes ne sont compréhensibles que par opposition entre eux. Par exemple, nombre de pictogrammes qui indiquent les toilettes sont des énigmes. Mais, présentés par paires (un pour les toilettes hommes et l’autre pour les femmes), on se doute qu’on a voulu différencier les sexes, et que cela désigne les toilettes. Enfin, en absence de contexte ou d’indications indirectes, le pictogramme reste incertain. Ce pictogramme de poils sur un balai d’aspirateur indique-t-il la position moquette ou la position brosse déployée (pour parquet) ? La moquette et la brosse ont toutes deux la caractéristique principale de comporter des poils. La parenté des pictogrammes avec l’écriture est saisissante quand ils en viennent à ressembler à des idéogrammes dont il faut connaître la signification, par exemple trois lignes parallèles ondulées pour indiquer les produits pour cheveux dans une pharmacie. Le dessin pourrait aussi bien représenter des liquides, des ondes, une voie…

Il reste un dernier point à souligner. Dans l’information ordinaire, il est fréquent que les images soient introduites comme but en soi. Or, force est de constater que la valeur ajoutée est faible. Lors d’abondantes chutes de neige aux États-Unis à l’est des grands lacs, un quotidien national a illustré la hauteur de neige accumulée (plus d’un mètre) en la comparant à la taille d’un éléphant (avec la neige atteignant le ventre de l’éléphant !). Le principe d’incertitude d’Heisenberg – on ne peut à la fois connaître la vitesse et la position d’une particule – dans un ouvrage de vulgarisation (4) est illustré par une photo où on voit un gendarme demander à un conducteur : et ce dernier de répondre : L’image a ainsi sa propre logique, qui n’évoque que de manière métaphorique le sens du texte…Une autre dimension de l’image comme but en soi est ce que l’on peut appeler les accumulations : à savoir la présentation de quantité d’illustrations sans beaucoup d’explications. C’est ainsi que nous trouvons des ouvrages de photos de toutes les formes de nuages ou de tous les grands ponts du monde… Prenons le cas de (5), qui présente deux cents types d’hélicoptères, avec des dessins d’un grand nombre d’entre eux représentant pour chaque hélicoptère plus d’une centaine de pièces. Ces accumulations donnent l’impression d’une grande quantité d’informations fournies, alors que l’information pertinente est relativement mince. La communication explicative est remplacée par une profusion d’illustrations censée répondre à la soif d’information du public. J’y vois surtout du bruit : ces accumulations sont séduisantes, mais le lecteur ou le spectateur se trouvent devant elles comme le collectionneur qui finit par ne savoir que faire de la quantité d’objets accumulés. Les accumulations sont le travers fréquent de musées et d’expositions où la quantité d’objets est excessive, comme si en mettre le plus possible était un objectif en soi. Or, la quantité accumulée ne remplace pas le défaut de sens…Que retenir de la difficulté d’utilisation des images ? Elles sont, on l’a vu, embellies, accumulées pour elles-mêmes, quand elles ne sont pas carrément contradictoires avec le texte qui les accompagne… Le fond du problème est que les images ne peuvent pas remplacer le texte. Dans l’histoire du langage, l’image, en raison de ses limites, a laissé la place à l’écriture abstraite. C’est là un fait incontestable et universel. Or, notre monde contemporain est très imprégné de la croyance selon laquelle rien ne vaut un bon schéma… Voilà une étonnante illusion, car on ne peut certainement pas refaire l’évolution humaine dans le sens inverse, de l’écriture vers le « tout image ». C’est pourquoi les images d’information colportent tant de bruit !(1) J.V. Dempsey et A.‑M. Armstrong, « Simple black and white vs embellished charts », , University of South Alabama, n° 3, 1997.(2) D. Norman, , Basic Books, 2002.(3) J. Macdonald, , Albin Michel, 1985.(4) J. Gribbin, , Focus Sciences, 2003.(5) Collectif, , Atlas, 2002.