En ce mois de juin 1997, des milliers de collégiens s'apprêtent à découvrir l'épreuve d'histoire du brevet. Dans cinq académies, ils doivent commenter un témoignage paru dans la presse régionale soixante ans après les « faits » : un fils de cheminot raconte la grève de juin 1936 telle que son père l'a vécue. Seul petit problème, cette année-là, les cheminots n'ont pas fait grève. A tel point que, dans un numéro de Sciences Humaines, c'est pour illustrer ce qu'est en histoire l'administration de la preuve que l'historien Antoine Prost prend en exemple l'absence de mouvement social dans les chemins de fer en ce printemps 1936 comme révélateur de la volonté de calme social du parti communiste, fort influent dans le syndicalisme cheminot 1. Mais la réalité importe peu. Ce qui compte, c'est qu'après deux grèves d'envergure, celle de 1986 et surtout celle de 1995, les cheminots apparaissent comme un groupe social combatif presque par nature.
Deux siècles de luttes sociales
Les mouvements sociaux des travailleurs des chemins de fer sont bien connus, ne serait-ce que parce qu'ils ont suscité la curiosité de nombreux chercheurs 2. Le premier a lieu trois ans à peine après l'ouverture de la première ligne, dès l'été 1830. Puis les travailleurs du rail participent aux deux grandes révolutions du xixe siècle, celle de 1848 et, dans une moindre mesure, la Commune de Paris. La fin du siècle est marquée par l'échec de deux tentatives de grève. Se met alors en place le syndicalisme des « cheminots » (on commence, dans les milieux syndicalistes et socialistes, à employer ce mot). C'est d'abord en 1890 la Chambre syndicale qui sera un des acteurs de la création de la CGT, puis une nébuleuse de petites organisations, montées sur des bases régionales (par réseau ou compagnie ferroviaire) ou par métier (notamment les mécaniciens qui conduisent les locomotives) et qui donnent une impression d'éclatement.
En octobre 1910, c'est la « grève de la thune » (la pièce de cinq francs), pour un salaire minimum. Nouvel échec, cette grève se conclut par une série de révocations et un affaiblissement du syndicalisme ferroviaire. Il faut attendre la fin de la Grande Guerre pour qu'il trouve un second souffle avec, en 1917, la création d'une grande fédération au sein de la CGT. Le monde du rail participe largement aux mouvements sociaux de l'après-guerre, lors des grèves de février et mai 1920. Elles se terminent encore sur une défaite, plus de 18 000 révocations et une scission syndicale qui affaiblit la CGT jusqu'à la réunification des années 30. En 1937, la nationalisation regroupe les différents réseaux au sein de la SNCF. Au cours de l'Occupation, la grève, modalité de résistance, acquiert ses lettres de noblesse. Contre l'obligation du travail en Allemagne, c'est d'un atelier SNCF que part, à l'automne 1942, un mouvement qui gagne l'ensemble de la zone sud. Et c'est par la grève du rail que commencent les insurrections de la Libération. La part des cheminots dans la Résistance est connue et l'action gréviste en est une modalité déterminante.
Sans avoir auparavant rechigné à la tâche, les cheminots se lancent en juin 1947 dans une des grèves qui mettent un terme à la trêve sociale. A l'automne, un autre mouvement des cheminots caractérise l'entrée de la société française dans la guerre froide. Très dur, il est marqué par des violences et des sabotages et se conclut par une nouvelle scission syndicale. Dès lors, le personnel de la SNCF participe de manière déterminante aux mouvements plus larges de l'été 1953 (une grève des fonctionnaires pour la défense de leurs retraites) et de mai 1968. Si d'autres conflits sont spécifiques à la corporation (en 1962, 1969 et 1971), c'est le mouvement de l'automne 1986, première grande grève en France depuis le début de la crise économique, par lequel les cheminots s'opposent victorieusement à la remise en cause de leur statut, qui les projette à nouveau au premier rang des luttes sociales.